TC

Hier, j’étais de garde. Pas n’importe quelle garde, j’étais en grande garde de neurochirurgie. Ça fait beau dit comme ça hein ? Concrètement, c’est 24 heures où tous les possibles urgences neurologiques nécessitant une intervention arrivent dans votre hôpital, et tout le monde doit être sur le pied de guerre pour les gérer, décider qui nécessite d’être opéré, qui nécessite d’être transféré vers un autre service approprié, ou mieux, renvoyé chez lui. Ce sont 24 heures intenses, où l’on prend des appels, où l’on décide ou non de rapatrier les patients vers nous (on doit juger au téléphone de l’urgence de la situation), avant de s’occuper au cas par cas des arrivants.

En tant qu’externe, on fait l’observation de tous les entrants, c’est-à-dire qu’on l’interroge (si l’interrogatoire est possible), on lui fait raconter son histoire, celle de son trauma mais aussi tout ce qui a pu se passer avant dans sa vie qui nous aiderait, puis on fait son examen clinique. On teste ses réflexes, ses muscles, on essaye de localiser et de quantifier les différentes anomalies qu’il peut y avoir. Si le patient ressent des décharges électriques ou des brûlures, ce n’est pas du tout la même chose même si cela peut vous sembler banal et cela nous aide beaucoup à orienter le diagnostic. On rapporte les observations à l’interne ou au senior, et si jamais ils décident d’opérer on les accompagne soit pour regarder, soit s’ils sont de bonne humeur pour participer (rassurez vous on ne coupe pas des bouts de cerveau tout seuls hein, personnellement j’ai eu le droit de poser des agrafes pour refermer une incision !)

Sur un grand tableau sont consignés tous les appels, avec le nom du patient, son âge, l’heure de l’appel, son heure d’arrivée s’il vient, sa provenance, la raison de l’appel et enfin la décision prise suite à l’appel. Une patiente arrive, je regarde le tableau ce qui la concerne « Madame F., 50 ans, TC ? ». Un trauma crânien donc.

Je vais la voir, elle pète la forme madame F. Je l’interroge donc. Elle s’est évanouie hier et ne sait pas pourquoi, elle s’est réveillée dans l’ambulance. Elle va bien, elle est souriante, on accroche bien. Pendant que je teste ses muscles un à un (elle avait plus de force que moi j’ai failli passer par dessus le brancard) elle me raconte sa vie, ses enfants, ses petits enfants, son travail, son mari, ses hobbies. Tout va bien pour elle, tant mentalement que physiquement. Elle est simplement diabétique, on vient de réajuster son traitement, je me dis que cela devait être un malaise hypoglycémique.

On l’envoie au scanner, comme ça on voit si elle ne s’est rien fait à la tête en tombant. Elle revient, on se fait des sourires quand je passe devant elle. Ses résultats reviennent. Ils lui ont fait un scanner avec injection. Je ne comprends pas pourquoi, pour les traumas crâniens normalement on fait des scanners sans injection. Les scanners avec injection c’est pour les tum… J’ouvre le dossier et je comprends. TC, pour Tumeur Cérébrale, pas pour Trauma Crânien. Cette énorme « TC » qui prend le contraste, qui prend presque la moitié d’un hémisphère, qui prend la tête, qui prend la vie. TC ? Oui, TC.

Ça me donne la nausée. Elle va tellement bien madame F., c’est pas possible, c’est une erreur. C’est pas son scanner c’est celui de quelqu’un d’autre. Elle va tellement, tellement, tellement bien. Et sa tumeur est tellement, tellement, tellement grosse. Ce n’était pas un malaise hypoglycémique, c’était une crise d’épilepsie. Ce n’était pas un surdosage, c’était un cancer.

Voilà, les résultats sont là, et je dois retourner dans la salle m’occuper d’autres patients. Je dois passer devant elle et faire comme si de rien n’était car ce n’est pas à moi de lui annoncer. Ce sont les médecins qui vont le faire, correctement, en privé. En attendant, on ne dit rien. On lui doit ça, qu’elle l’apprenne dans de bonnes circonstances.

Je suis dans le bureau en train d’attendre le prochain appel quand elle passe devant moi pour monter dans une chambre seule. Elle me dit au revoir, je lui dis au revoir. D’ici une heure, sa vie va changer, on va lui enlever son innocence. Elle est venue pour un simple évanouissement et va repartir avec un cancer qui la tuera probablement. J’ai envie de hurler tellement c’est horrible, tellement c’est injuste. Je déteste mon impuissance. Je déteste être obligée de regarder sans rien faire. Je veux guérir, pas subir. C’est horrible de devoir rester les bras croisés en attendant que ça se passe. J’espère que madame F. trouvera la paix. Que cela soit grâce à la chirurgie et à la chimio, ou grâce aux soins palliatifs. Je vous dis « merde », madame F, et bonne route.