Love the patient more than you hate the disease

Avant de faire partie de tout ça, de faire partie de l’hôpital en tant que soignant, j’avais toujours pensé que les médecins s’en foutaient un peu au final, des malades. Pas au sens où ils n’en auraient carrément rien à branler pour parler franchement, plutôt au sens où je les voyais comme des mécaniciens, qui réparaient voitures, horloges, mécanismes les uns après les autres et les rendaient comme neuf ou presque à leurs propriétaires. Hop hop hop, un coup d’Imurel, une pincée de Pravastatine et vous revenez dans 2000 kilomètres ! Youpi, un nouveau mécanisme ! Et cetera.

Dans ma tête ça donnait un peu ça :

Médecin 1 : bon, pour le type de la chambre 8, on lui fait quoi ?
Infirmier: il va mieux, aucun effet secondaire de la cure. Constantes nickel chrome.
Médecin 2 : ok, on le renvoie chez lui. Et pour la chambre 9 ?

‘fin vous voyez un peu le principe. Mais en fait, ça ressemble plutôt à ça :

Interne : bon, pour madame C., elle ne veut pas rentrer chez elle, elle a trop de choses à faire pour s’occuper de son mari là bas, elle a besoin de souffler encore un peu.
Externe : oui, j’ai vu sa fille qui dit qu’elle peut s’occuper un peu du mari.
Senior : d’accord, on la garde encore deux jours, puis on lui fait un arrêt maladie et on appelle l’assistante sociale pour qu’on puisse mettre en place des aides à domicile pour monsieur C.
Infirmière : ok. Et pour monsieur Y ?

Ca peut vous sembler con, mais je ne voyais pas, comment possiblement on pouvait retenir le nom de tout le monde. Non seulement les soignants retiennent les noms de l’intégralité des patients du service, mais en plus les noms de ceux dont ils se sont occupés auparavant. Parfois, si vous mentionnez quelqu’un ils vous regarderont d’un air interrogatif, mais si vous donnez un détail physique, ou bien un détail de son histoire ils vous répondront les yeux pétillants « Madame X ouiiii bien sûr c’est celle qui… » et de vous détailler sa vie en entier. En. Entier.

Un patient, ça ne s’oublie pas. Je ne pensais pas ça possible mais c’est le cas. Les patients ne sont pas des numéros de chambre, ce sont des personnes.
(sauf peut être la fois où on a eu une dame qui s’appelait Madame six, à qui on avait attribué la chambre 8 et tout le monde se plantait entre la chambre et le nom de la dame (les numéros ont été changés))
On les appelle par leur nom, jamais par leur chambre. On parle de tel monsieur, de telle dame, jamais de tel numéro de chambre. Et voilà, moi qui me pensait incapable de retenir aucun nom, je les connais tous.

Autre préjugé : le temps accordé à penser à la situation de chaque patient. Untel est guéri ? Il retourne chez lui hein, bisou et on espère pas à la prochaine ! Mais en fait on passe un temps infini à se prendre la tête pour que ça marche. Pour que madame C. puisse souffler un peu et que monsieur C. ait les soins dont il a besoin. Pour que chacun soit entendu, même les proches. On ne fait pas que prendre en charge un patient, on prend également en charge son entourage (sauf peut-être si l’entourage veut du mal au patient, ce qui peut arriver, dans ce cas on le protège et on les envoie se faire foutre, na). On prend en charge tout ce qui n’est pas remboursé par la sécu : la peur l’angoisse la joie la vie la mort. Nous ne sommes pas là que pour guérir. Nous sommes là pour nos patients, qu’ils guérissent ou non. Nous sommes là pour le meilleur et pour le pire. Nous sommes là pour nous occuper de lui tel qu’il est, même si c’est un sale con qui vous crache dessus parce qu’il est dément ou tout simplement détestable.

Ce qui m’avait aussi choquée en rédigeant des observ’, c’est le peu de détails qu’on y met. Quand je vois un patient, je vois une personne. Je vois celui qui a une cicatrice sur le coude gauche parce qu’il avait un peu trop bu avant d’aller faire du ski dans sa jeunesse. Je vois ses charentaises, dans lesquelles ils glissent ses petits petons qui le portent à peine désormais, tellement ses orteils ne sentent plus rien. Je me perds au fond de ses vieux yeux bleus, troubles à cause de l’énorme cataracte bilatérale. Je passe une heure assise à écouter ses histoires de stewart qui me passionnent, comment il a pris le petit déjeuner dans des décors magnifiques et comment un ami à lui a été retenu en otage pendant deux mois et demi lors de la guerre du Golfe. Mais mon observation dans le dossier ressemble plus à :

 » ATCD : fracture de l’humérus, MdV : retraité, ex stewart, HDM : paresthésies bilatérales et symétriques des pieds depuis une semaine, Examen clinique : cataracte bilatérale »

Qu’à :

« ATCD : fracture de l’humérus due à une beuverie étudiante, MdV : retraité, ex stewart avec plein d’extraordinaire qui connait plus la géographie que votre prof de terminale et qui peut vous parler des USA pendant des heures, HDM : jolis chaussons malgré des difficultés à marcher depuis une semaine, Examen clinique : j’ai jamais vu des yeux pareils sinon cataracte »

Et pourtant, à mon sens, ce sont tous ces petits détails qui font que vous soignez une personne et pas un numéro. Ce n’est pas un monsieur de plus, c’est monsieur W. Monsieur W. est unique, comme monsieur V. qui occupait le même lit de la même chambre du même service du même hôpital juste avant. Les dossiers écrits passent sous silence tellement de détails qui font la beauté de la vie que c’en est frustrant. Je suis frustrée, même si effectivement, si on devait chercher les « vraies » informations (sous entendu : les informations médicales importantes pour la prise en charge du patient) parmi tout ce qui est « inutile », bah il aurait le temps de mourir trois fois ou presque. Genre allergie à la pénicilline, ça peut être important.

C’est notre langage à nous, pour nous comprendre rapidement et ne pas perdre de temps. Mais si vous parliez de monsieur W. à une personne qui l’a soigné, alors vous n’auriez pas la version courte. Vous auriez la version dimanche à Bamako, prise d’otage, alcool, sexe et rock’n roll. Vous pourriez même parfois avoir le prénom du petit fils. Ces détails ne sont pas gravés dans le dossier, mais ils sont tout aussi importants, et nous ne les oublions pas.

Un jour je feuilletais le carnet de mon co-externe, où il note tout ce qu’il doit faire, des détails qu’il veut retenir. Sur la dernière page il avait marqué « Love the patient more than you hate the disease ». On s’est regardé, on s’est sourit. Nous n’avions pas besoin de mots pour savoir que nous ressentions la même chose.