Prière à l’hallux

Aujourd’hui, c’est visite avec la CCA. On passe de chambre en chambre voir tous les patients. A chaque cas, un externe, un interne. On fait ensemble une présentation afin que tout le monde puisse suivre ce qu’on va faire, puis on va l’examiner, ensemble. Ce qui dans mon service, correspond à : un senior (ici la CCA) + 2 internes + 6 externes = 9 personnes en train d’examiner un malade. Je pense que ça doit être assez impressionnant de voir une troupe de blouses blanches débarquée et vous poser des questions.

Certains seniors n’hésitent pas à interagir avec les externes, nous interpeller « Hey, vous avez vu le beau Hoffman ? Non ? Rapprochez vous ! », ce qui fait plus sortie au zoo que véritable interaction avec les patients. Cela me met mal à l’aise, et je préfère largement la méthode de notre CCA. Elle nous briefe avant chaque malade, nous dit ce qu’elle va chercher devant nous, nous interdit de faire un quelconque commentaire et on en rediscute après.

Madame H. est tétraparétique. Cela veut dire qu’elle peut peu ou prou bouger ses quatre membres, ce qui vous en conviendrez est quelque peu contraignant. Après moulte et moulte examens, nous en sommes arrivés à avoir deux diagnostics possibles : un gentil, et un méchant. Le gentil se soigne, le méchant… Le méchant est très méchant. C’est la SLA, Sclérose Latérale Amyotrophique, autrement appelée maladie de Charcot. Vous en avez peut être entendu parler via le Ice Bucket Challenge, visant à lever des fonds pour tenter de trouver un traitement. En effet, la SLA est une dégénérescence progressive des motoneurones, ce qui vous paralyse petit à petit de façon irréversible jusqu’à ce que soyez paralysé des muscles respiratoires et que vous mourriez. Nous ne disposons pas encore de traitement pour la SLA, simplement de quoi la ralentir un tout petit peu, d’apaiser la douleur. La médiane de survie est de trois ans. Donc voilà, deux diagnostics, un gentil, et un méchant.

Il y a un moyen de différencier le gentil et le méchant : les réflexes ostéo-tendineux. Quand vous allez chez le médecin et qu’il vous tape sur les rotules, sur les bras, c’est vos réflexes qu’il cherche*. Pour le méchant diagnostic, les réflexes sont amples, et il y a un signe qui ne trompe pas : l’élévation lente et majestueuse du gros orteil lorsque l’on gratte la plante du pied, que l’on appelle par chez nous le signe de Babinski. Alors régulièrement, on grattouille la plante des pieds de madame H pour voir si le gros orteil s’élève lentement et majestueusement, ce qui jusqu’à présent n’est pas le cas.

« Elle est maligne, madame H. », nous prévient la CCA. « Elle a compris qu’on cherchait quelque chose à lui gratter les pieds. On l’a prévenue qu’il y avait un gentil et un méchant diagnostic, mais si jamais vous voyez le Babinski, vous êtes mignons vous la bouclez. Le premier qui moufte, je le tarte. L’annonce diagnostic peut se faire de beaucoup de façon, mais pas par une bande d’abrutis comme vous qui ouvrent trop leur bouche quand ils voient un putain d’orteil. » J’aime bien notre CCA, sa façon d’être avec les patients.

Alors on rentre, chambre 10. « Bonjour madame H », disent neuf voix en coeur. « Bonjour », dit la petite voix malade au fond du lit. On parle deux minutes, puis la senior découvre les jambes grêles de madame H. Elle les regarde, les palpe, teste les réflexes puis se rapproche fatidiquement de la plante du pied. Elle va le gratter. Elle parle, mais en vrai dans nos têtes, il y a un silence de mort. Il y a une prière, il y a une prière au dieu des gros orteils.

S’il vous plaît monsieur le dieu des gros orteils, épargnez ce gros orteil ci. Prenez tous les gros orteils que vous voulez, mais pas celui là, laissez le tranquille. Laissez la vivre encore un peu. Laissez la.

Elle gratte le pied. Neuf petites têtes penchées sur un pied. Une flexion. C’est une putain de flexion, pas une élévation. C’est normal, c’est putain de normal. On s’autorise à respirer de nouveau, on recommence à se rendre compte que la CCA continue de parler avec la patiente. Sa nonchalance est impressionnante. J’aimerais vraiment être comme elle plus tard. En attendant, le méchant diagnostic n’est toujours pas là. On n’a pas assez d’argument pour trancher entre les deux, mais pour l’instant, on ne peut pas affirmer que c’est la SLA.

Merci dieu des gros orteils, merci mon dieu.

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* Je tiens à préciser que lorsque le médecin cherche vos réflexes, il ne cherche pas à vous diagnostiquer une SLA, soyons bien d’accord. Les réflexes peuvent indiquer beaucoup de choses, DONT la SLA.

Pour participer au financement la recherche sur la maladie de Charcot, c’est ici que ça se passe !