Rivièrol (rivière d’alcool)

En hépato-gastro, on voit des cirrhoses, des alcooliques, des polypes, des alcooliques, des encéphalopathies hépatiques, des alcooliques, des hépatites, des alcooliques. Donc du coup aujourd’hui, je vais vous parler de sevrage alcoolique.

L’alcool, c’est cool. La dépendance à l’alcool, c’est moins cool. Le sevrage alcoolique, c’est hyper méga giga tera pas cool. Ça peut ««««««bien»»»»»»  se passer, comme cela peut très mal se passer. Cela va de la grosse gueule de bois avec sueurs et une envie irrépressible de boire, à des crises d’épilepsie causées par le simple arrêt de l’alcool, feat hallucinations visuelles, tremblements et angoisses qui peuvent justifier une hospitalisation en hépato-gastro-entérologie pour sevrage alcoolique. Ainsi, le patient est encadré et on peut s’assurer que petit a. il ne se fasse pas de mal petit b. il ne fasse pas de mal à autrui. De plus, ce sont souvent des patients qui sont allé très loin dans leur dépendance, et qui ont détruit leur foie à coup d’-OH et au point que maintenant, ce qu’ils ont fait est écrit en travers de leur visage, imprimé sur leurs cornées. Je vous parle de l’ictère.

L’ictère vous fait globalement ressembler à un simpson grandeur nature. Il est peut être causé par beaucoup de choses, dont la cirrhose alcoolique.

Bref. En hépato-gastro donc, y en a toujours deux ou trois dans le service. On teste tous les jours leur alcoolémie même si confinés ainsi dans le service en ayant seulement accès aux magnifiques plateaux repas des hôpitaux ils vont non seulement dessaouler mais en plus faire un régime du tonnerre à faire rougir leurs copines de bureau.

On retrouve monsieur V., patient depuis trois jours à 2g/L à 7 heures du matin. Certes. Bon. On lui tape sur les doigts, jure de ne pas recommencer. L’après midi, il était à 2,2g/L. On fouille sa chambre, rien. On lui interdit désormais d’aller « fumer sa clope ».

Monsieur M., totalement inconnu de monsieur V., à l’autre bout du couloir, semble être victime du même phénomène. Deux jours à l’hôpital et voilà que son alcoolémie atteint des sommets himalayesques. On fouille sa chambre : rien. Bon bon bon. On lui interdit également d’aller « fumer sa clope ».

Après une investigation digne de NCIS, il se trouve que des petits malins avaient compris qu’il y avait des patients en sevrage dans l’enceinte de l’hôpital, avaient monté un trafic d’alcool dans la cour, au milieu des parterres de fleurs. Moyennant quelques deniers, la dose demandée était fournie. Ça explique pourquoi la pause clope pouvait durer trois heures. Cela m’a fait penser à une rivière : si le courant est suffisamment fort par rapport à la terre meuble, l’eau passe où elle veut, quand elle veut, comme elle veut. Finalement, l’H20 et l’OH, ce n’est pas si différent.

Monsieur et Madame Des Merveilles ont une fille

L’anesthésiste que l’on suivait avait une tête tellement blasé quand il a dit que l’on assisterait à une césarienne. Faut le comprendre, il en voit toutes les semaines. Mais notre danse-de-la-joie contrastait tellement avec cette moue dubitative. On était des gosses qui avaient compris qu’ils prenaient la voiture pour aller à Disneyland et non pas voir leur arrière grand-mère aux placards remplis de produits périmés depuis les années 90. C’était juste fou.

Madame Des Merveilles attendait patiemment que le bloc 2 se libère. Elle n’était pas stressée, la césarienne était prévue depuis des mois. Monsieur Des Merveilles écoutait de la musique dans la salle d’attente. Il a une tête à écouter du jazz et à jouer de la contrebasse.

Madame Des Merveilles, à présent dûment anesthésiée, est allongée. Un champ stérile est tendu entre elle et nous pour qu’elle ne puisse pas avoir peur de ce qu’on est en train de lui faire, c’est-à-dire couper longitudinalement sa paroi abdominale (peau, graisse, muscle) et son utérus. puis tirer sur la plaie pour déchirer les chaires en respectant le sens naturel des fibres musculaires pour que la cicatrisation soit plus facile. La sage-femme lui tient la main et lui parle. Tout va bien, Madame Des Merveilles, vous vous en sortez bien.

Le chirurgien attrape ce qui ressemble de loin à une gigantesque pince à salade, et entreprend de dégager la tête et les épaules du bébé. On le voit enfin, ce petit bout. On le prend alors par les épaules et on le fait tourner légèrement de droite à gauche, de gauche à droite, un peu comme un bouton de champagne. Pop ! Le bouchon a sauté ! Ça y est, vous êtes parents, félicitations ! On montre le bébé à sa mère, puis on l’emmène pour lui faire faire une batterie de tests pour s’assurer que c’est bien le Merveilleux bébé en bonne santé qu’attendent ses parents.

A ce moment là, la sage-femme que j’ai suivie se tourne vers moi. « Hey toi. Tu peux aller prévenir le père en salle d’attente s’il te plaît ? » (Là globalement, c’est le moment où les parents disent qu’on ne va pas juste à Disneyland, mais qu’aussi ils ont réservé un hôtel là bas et qu’on y reste trois jours. Globalement.)

J’y vais. Je crois que j’ai sautillé jusqu’à la salle d’attente, j’ouvre la porte et dis d’une voix timide « Monsieur Des Merveilles ? ». Monsieur Des Merveilles saute de son fauteuil comme je n’ai jamais vu personne sauter d’un fauteuil. Il avance rapidement vers moi. Il doit s’habiller pour des raisons hygiéniques, et doit donc mettre une surblouse, des surchausses et se laver les mains au SHA (Solution Hydro-Alcoolique). Je l’attends sans rien n’oser dire. J’ai peur de faire une bêtise, de dire « Oh allez venez, on va voir votre bébé ! » Et si le bébé en question était mort le temps que j’aille dans la salle d’attente ? Ou qu’il était en difficulté respiratoire ?

Soudain, des pleurs retentissent. Il me regarde les yeux brillants, pleins d’émotions. Je sais que le seul bébé en salle de naissance est le sien, donc j’ose lui dire : « C’est elle. » On se sourit comme deux gamins partageant un secret, et on entre.

Elle est vraiment belle. Dieu que les nouveaux-nés sont moches d’habitude, ils ressemblent à des minis Uruk-hai, surtout avec le placenta, mais elle est diablement belle de parce qu’elle représente. Elle va bien, tout va bien. Elle marche sur la table d’examen, a des mensurations normales, des orifices normaux, une auscultation normale, des réflexes normaux. Elle est d’une normalité magique, prête à mener une vie extraordinaire.

Connasse

J’ai cru que tu allais mourir. J’ai cru que tu serais le premier que j’allais voir partir de mes yeux plus si enfants que ça mais un peu quand même, jeune étudiante débarquant pour la première fois à l’hôpital. D’ailleurs, on n’a vraiment parlé que comme ça, avec les yeux. Parce que bon, comme j’étais la seule de nous deux à pouvoir ouvrir la bouche pour émettre un son, ça limite vite le langage verbal usuel, tu ne crois pas ?

Mais ne t’inquiète pas, j’ai très bien compris le « connasse » au fond de tes yeux gris quand j’ai commencé ta toilette. D’ailleurs, on m’avait prévenue. Tu parlais la veille, et tu avais insulté les aides soignantes. Connasses, connasses, connasses. Connasses putain. Mais ce jour là, tu étais juste trop faible pour m’insulter. Comme tous les autres qui ont suivis, d’ailleurs.

C’était presque devenu un jeu, de deviner ce que tu allais répondre à mon « je vais vous prendre la température, monsieur ». Je crois que bien que « suce ma bite » était ton préféré. Et toi aussi, tu étais mon préféré.

Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Enfin si, un peu trop peut-être même. C’est stupide de préférer un homme m’insultant en silence plutôt que celui qui me remercie trois fois de lui annoncer que sa tension est à « douzesix ». C’est horrible à dire, mais je crois que j’attendais que tu meures. Tu allais mourir, c’était certain. Une question de jours, selon l’interne. Vieil esprit de 1929 enfermé dans un corps décharné de 35 kilos à tout péter. Je te voyais penser, dans ton isolement BMR. Je voyais tes os saillir sous ta peau (ton zygomatique était magnifique), je te devinais penser, je voyais la vie dans tes yeux, je voyais ton histoire. Je me sentais prisonnière avec toi, j’étais comme hypnotisée par ta chambre et je ne pouvais m’empêcher de te regarder à chacun de mes passages. Cette connexion, que je m’attendais à avoir pour tous mes patients, je ne l’ai eue qu’avec toi.

Et je voulais que tu meures. Je voulais que tu meures pendant que j’étais là. J’avais tellement peur que quelqu’un meure et de ne pas le supporter. D’avoir fait tout ce chemin pour rien, pour ne pas être capable de voir les patients mourir. Je voulais affronter mon premier décès la tête haute, choisir ma « victime », maîtriser mes sentiments et avoir le droit de raconter avec de l’émotion dans la voix comment je t’avais connu, mais que finalement ça allait. Que j’avais survécu (oh mais pas toi, quel détail). Je crois bien que tu l’avais compris. Même si tu ne me regardais plus vers la fin, tes yeux ne pouvant plus suivre le rythme de la vie t’environnant, tu savais. Et je crois que tu m’as offert la plus belle insulte de toute ma vie, mon plus beau bras d’honneur, mon plus beau « salope ». Tu es mort le lendemain de mon départ. Connard.

Note : un ami m’a fait la remarque lors de la relecture de cet article donc je voudrais m’expliquer un peu. Je ne suis pas insensible, et je ne souhaite absolument pas que « mes » patients meurent. Cet homme me rappelait mon grand père, qui est mort dans des conditions similaires, qui n’en pouvait plus d’être prisonnier de son propre corps, de la gravité. Ce patient m’a donc touchée particulièrement de part sa situation. De plus, on savait depuis le départ qu’il allait mourir, le médecin avait prévenu le patient et ses proches. J’avais « juste » envie d’être là quand ça se produirait pour pouvoir affronter ma première mort calmement, celle d’une personne qui je supposais se sentait comme mon grand père, enfermée. Je ne voulais pas qu’il meure juste pour me vanter auprès de mes amis, mais pour me rassurer, me dire que j’étais bien à la bonne place, que j’en étais capable.