L’Albatros

Nous ne sommes pas censés avoir de chouchous. Nous devons rester neutre, empathiques mais distants, pour traiter tout le monde de la même manière. La réalité, pour moi en tout cas, est qu’il m’est impossible de ne pas préférer certains patients qui me touchent particulièrement.

C’est le cas de ce monsieur, dans la chambre 213. Il est jeune (40 ans !), il a une famille (des enfants !), et presque la moitié du cerveau en moins après un AVC (effrayant !)

Il ne bouge plus le côté droit, il baragouine quelques mots d’un langage qui semble inventé et ne comprend pas ce qu’on lui dit. Il se rend compte qu’on ne se comprend pas et ça l’énerve souvent. Il est grand et essaie de déplacer tant bien que mal son corps malhabile, ce qui fait qu’on doit souvent le ramasser par terre après une cascade de trop. Il me fait penser à l’Albatros de Beaudelaire, poème que je chéris. C’est peut être pour ça, qu’il m’émeut tant.

Il est plégique, cela veut dire qu’il ne bouge plus du tout, contrairement à parétique, où on bouge un peu mais pas beaucoup. Les mots d’évolution se succèdent jour après jour. Plégique, plégique, plégique, stable sur le plan neurologique. On dirait un haiku de mauvais goût. C’est un de ces dossiers qu’on montre aux externes. Qu’est-ce qu’elle est belle, cette image. Qu’est-ce qu’elle est intéressante, cette clinique. Qu’est-ce qu’elle est triste, cette histoire.

Aujourd’hui je fais mon tour avec deux externes, Dupont et Dupond. Arrivés à l’Albatros, je lui demande s’il accepte qu’on l’examine avec les étudiants. « fksjskdjeu ! » me répond-il. Je décide de prendre cela comme un oui. Le bras retombe encore et toujours sur le lit, la jambe reste inlassablement dans la même position. Plégique. Stable sur le plan neurologique.

Au moment où nous commençons à sortir de la chambre, Dupond nous interpelle « regardez ! » L’Albatros fait une mini, une riquiqui, une toute petite flexion de hanche avec son membre plé… parétique ! Incroyable. Alors, Dupont, Dupond et moi même nous mettons autour du lit et encourageons le patient. On crie, on tape dans les mains, et il le refait, volontairement et consciemment. Il sourit. Il essaye de taper dans ses mains aussi. On s’est compris. Je sors. J’ai les larmes aux yeux. C’est vraiment trop chouette de voir des patients progresser et peut-être même un jour, de les voir voler.

Une des choses que je hais le plus dans mon métier

Avant de commencer mes études en médecine, et puis de commencer à vraiment prendre en charge des patients avec l’externat, puis l’internat, j’avais des idées préconçues. Notamment, j’avais peur d’être confrontée à la mort, peur de ne pas savoir gérer le stress, peur de défaillir en voyant du sang ou du vomi. La réalité est que j’ai déjà fait toutes ces choses. Je les ai appréhendées, je les ai vécues, je les ai acceptées. C’est horrible de voir des patients mourir et de ne pas savoir quoi faire pour les sauver. Mais j’ai appris à accompagner. J’ai déjà eu des attaques de panique devant des situations difficiles à gérer, que ce soit à l’hôpital ou en période d’examens très rapprochés à la fac. Mais maintenant je sais naviguer malgré ce stress, et à m’en servir pour avancer et être meilleure. J’ai déjà moi-même vomi en voyant une patiente avoir des vomissements fécaloïdes à répétition. Mais j’ai réussi à dépasser cela et j’ai pu la soulager. C’est une espèce de règle en médecine. Tu finis toujours par apprendre. Et en fait, c’est cette règle que je déteste.

Je la déteste car on ne peut apprendre que par l’expérience, et oserai-je dire même, par l’erreur. Sauf que nous, on se fait les dents sur des patients. Des êtres humains. Toutes mes premières fois ont été sur des vrais gens, en chair et en os, qui souffrent et qui râlent. J’ai beau écouté toutes les explications au monde, regardé tous les tutos Youtube d’internet, rien, et je dis bien rien, ne remplace la pratique. Et on doit apprendre à dépasser la peur de faire, dépasser la peur de déranger, pour apprendre à faire quelque chose de nouveau, qui nous servira par la suite pour des autres patients.

Dans les métiers autres que soignant, l’erreur n’a pas une action sur autrui, en tout cas pas sur quelque chose d’aussi intime que le corps en lui même. Mon cerveau joue à un jeu quand je n’arrive pas à m’endormir tard le soir qui s’appelle « et si ». Et si je n’étais pas en stérile et que je mettais un terme dans son canal lombaire. Et si ça lui faisait une méningite. Et s’il allait en réanimation. Et s’il finissait en légume. Et s’il mourrait. C’est très drôle je vous conseille d’essayer.

Le cas idéal est bien entendu de systématiquement demander le consentement du patient. Madame, monsieur, bonjour excusez moi c’est ma première fois, ça vous dérange pas si je… ? Si c’est quelque chose de petit (une prise de sang par exemple), ils disent généralement oui. Si c’est quelque chose de plus gros (une ponction lombaire), ils ont déjà beaucoup plus de chance de dire non. C’est évidement à respecter, mais du coup ça laisse moins de chance d’apprendre. Qui peut les blâmer ? Quitte à choisir, vous préféreriez que le geste invasif que l’on va vous faire se fasse par a) quelqu’un d’expérimenté qui pourrait le faire les yeux fermés ou b) un petit agneau tremblant ? Alors bien souvent, un chef nous accompagne (ou l’interne accompagne l’externe) et demande, madame, monsieur, mon collègue va faire le geste et je vais l’y aider. Ca fait moins peur au patient, et à l’agneau aussi. On répète douze fois dans le couloir avant d’y aller, et on ne fait que de la communication non verbale ou presque une fois dans la chambre du patient, pour ne pas le stresser. « Oups, ça pisse le sang, c’est normal » n’est pas une phrase autorisée par exemple.

Ca se passe généralement très bien, et si jamais besoin est le supérieur peut prendre la main. Après avoir fait des dizaines et des dizaines de premières fois, le seul conseil que j’ai à donner, et que je me répète en boucle avant de refaire quelque chose pour la première fois, c’est de se dire qu’on est la bonne personne, à la bonne place, et que savoir maîtriser ce geste va permettre par la suite de bien prendre en charge les patients. Peut être que celui là aura un peu plus mal que d’habitude, mais si l’on fait de son mieux alors c’est que l’on n’aurait rien pu faire de plus pour le soulager -pour une première fois. De plus, on s’arrange toujours pour que ces patients soient des premières fois pour le soignant, mais pas pour le patient. Au sens où, ils ont déjà eu et ne sont pas stressés à l’idée de ravoir ce geste. La plupart du temps, ils sentent qu’on est empâtés, maladroits, et s’ils sont suffisamment à l’aise nous guident un peu. (cf l’article sur mon premier toucher vaginal)

Si j’écris cet article, c’est parce que demain pour la première fois, je vais faire toute seule ce qu’on appelle un bilan urodynamique. On teste la vessie des patients en leur injectant de l’eau dedans, à l’aide d’une sonde, pour comprendre cette personne urine trop, pas assez, ou mal. Il faut donc : préparer la machine, accueillir le patient, le mettre à l’aise pour cet examen, le sonder, arriver à se servir de l’ordinateur et du logiciel pour enregistrer le remplissage, vider la vessie du patient, le désonder. C’est un examen qui n’est pas douloureux, mais inconfortable pour le patient (qui n’a jamais rêvé de rester une heure en position gynécologique à se faire remplir la vessie ?), et j’ai énormément d’admiration pour les infirmières de mon service qui pourraient le faire en faisant le poirier pour distraire les personnes qui le passent. Ca fait plusieurs jours maintenant que je les suis comme leur ombre, je fais et défais toutes les machines avec elles, je sonde avec elles, je remplis avec elles, je nettoie avec elle. On rit avec le patient. On soigne.

Je respire, ça va bien se passer. Je suis la bonne personne à la bonne place. C’est parti pour une nouvelle première fois.

Semaine 2

En PACES, nous avions un cours sur l’intelligence en neuropsychologie. Piaget, un grand scientifique suisse, a publié sur ses propres enfants en observant leurs différents stades de développement, de la naissance à l’âge adulte. Il définit l’intelligence comme la capacité à s’adapter au changement. Et je crois que le mot d’ordre de cette semaine était celui-ci, « adaptation ».

J’ai l’impression que nous sommes en mouvance perpétuelle. Les connaissances de la science ne sont pas stables, et chaque jour de nouvelles recommandations nous parviennent et nous devons modifier notre pratique en fonction. Rien n’est gravé dans le marbre. Avec ce qu’on a appris aujourd’hui, on se rend compte ce qu’on a fait hier était totalement inadapté même si l’on pensait bien faire. On passe notre temps à appeler nos collègues dans d’autres hôpitaux « et toi, tu fais comment ?? », on compile toutes les informations et on fait notre sauce. Very science, much accurate, so proven.

Nos patients commencent à se diversifier, avant nous n’avions que des patients Covid, maintenant on a des patients qui ont manifestement torturé des chatons dans une vie antérieure pour avoir autant de malchance : contracter le Covid pendant qu’on fait un AVC, se faire percuter par une voiture et se rendre compte sur le scanner qu’on a le Covid, se faire une pyélonéphrite pendant son hospitalisation pour Covid. Le Covid est bien là, mais la vie elle, ne s’arrête pas. Il y a la même proportion d’autres pathologies qu’auparavant, mais on a moins de moyen pour s’en occuper.

On reçoit des mails tous les jours de la direction tel que « Bonjour, on est bientôt à court de MIDAZOLAM, merci de le réserver uniquement pour certains usages. » Les cadres rodent dans les couloirs pour voir si on respecte bien les consignes de prescription, pour épargner ce qu’il nous reste au maximum. Alors on improvise, on se tourne vers les médicaments qu’on avait oubliés et on fait avec. Idem, pas très recos friendly, mais l’adaptation, l’intelligence, toussa toussa.

On s’est également vite rendu compte que les petites habitudes que l’on avait prises la semaine dernière quand on avait peu de patients ne pouvaient plus s’appliquer en augmentant le nombre de lits. Réunion de crise avec mon chef, on se regarde, on met les choses à plat et on y retourne. On a fait ça quasiment une fois par jour cette semaine.

On a encore accueilli des nouvelles personnes dans l’équipe. Elles ne connaissent rien au Covid, rien au logiciel informatique que l’on utilise, rien aux patients qu’on gère de manière générale. Alors on reste tous après nos heures habituelles pour se former entre nous, combler nos lacunes, réinventer nos pratiques.

Par contre, qu’est-ce que c’est spécial comme ambiance. Je dis « spécial », pas au sens « wtf is this » mais au sens « moment suspendu ». Chaque jour est unique, on crée des connexions incroyables entre nous, avec les patients. On est dans une putain de galère et on est là, comme des pissenlits qui poussent entre les craquelures du bitume qu’on a beau arraché mais qui reviennent chaque fois. On est là. On est là putain. Je n’aimerais pas vivre ce moment de vie qu’à un autre endroit qu’ici.

Comme dans les films

J’adore les films. Depuis que je suis toute petite, je suis passionnée de cinéma. Je regarde de tout, mais mon pêché mignon, c’est les comédies. Longtemps, j’ai décrié ce genre, ce n’était pas assez « intellectuel » pour moi. Mais j’aime tellement ça. J’adore que ce soit prévisible, de savoir que cela va bien se terminer, qu’ils font exprès de nous faire avoir des petits pincements au coeur pour mieux se rattraper après. J’aime quand les gens s’aiment à l’écran, les fins heureuses qui vous donnent le sourire. Quand je n’ai pas le moral, je regarde de nouveau mes comédies préférées et hop, cela va ne serait-ce qu’un peu mieux.

Aujourd’hui, j’ai vidé mon service. On a pris notre courage à six mains avec mes chefs, téléphone en main, clavier au bout des doigts, et on a fait sortir les patients, un par un.  Chez eux, dans d’autres services qui ont de la place. Ils sont perturbés, certains comprennent d’autres non. C’est dur de quitter les habitudes qu’on avait depuis des semaines, des mois, les liens qu’on a tissés. Ce n’est pas qu’ils n’ont pas besoin d’être ici, non. Ils nécessitent clairement notre présence, notre attention. Le passage d’une infirmière, le toucher d’un kiné, la surveillance attentive des aides soignants, le regard de la secrétaire, la parole d’une orthophoniste, le mot d’un étudiant. Ils ont besoin de nous. Mais ils n’en ont pas autant besoin qu’eux.

Demain, nos premiers patients Covid19 arrivent. On se prépare pour les accueillir. On relit les protocoles. On se cherche des tenues adaptées. On se bat pour avoir les masques. J’irai la peur au ventre, le coeur à marée basse. Je n’ai aucune idée de comment cette histoire va se terminer. Tout ce que je sais c’est que j’en fais partie et que j’espère contribuer ne serait-ce qu’un paragraphe, qu’une virgule bien placée, pour que cela se passe le mieux possible.

Restez chez vous.

A bientôt.

Concertation pluriexterne

Cela fait maintenant quelques temps que monsieur C. est dans notre service. Je me souviens encore du jour où il est arrivé. L’externe avait commencé son « entrée », c’est-à-dire le point qu’on fait d’abord sur son dossier, puis en allant voir le patient, en lui parlant et en l’examinant. Quand j’ai ouvert la porte de la chambre, j’ai capté son regard de détresse, que j’ai rapidement compris en commençant l’interrogatoire.

En lisant son compte rendu, on pouvait apprendre qu’il avait un syndrome de Korsakoff (72 points compte triple au scrabble) qui se manifeste par des :

I/ Oublis à mesure : « Monsieur, vous avez compris pourquoi vous êtes ici ? – Grand dieu non ! Personne ne m’a jamais expliqué ! – Mais vous vous rendez bien compte que l’étudiant ici présent vient de passer un quart d’heure à parler de ça avec vous ?! »

II/ Fabulations : « Comment ça ça fait deux mois que je suis hospitalisé ? Puisque je vous dis que je me suis baladé dans le jardin du Palais Royal hier ! Vous voulez que je vous montre le ticket de caisse pour les ramens que j’ai mangé rue Saint Anne aussi ?? »

III/ Fausses reconnaissances : « Ah Bertrand ! Ca fait longtemps qu’on s’est pas fait une bouffe ! T’habites toujours à Montreuil ? » Non monsieur, ça c’est le chef de la salle…

Un vrai cas d’école, même dans les livres ce n’est pas aussi beau. Je me souviens d’avoir du apprendre la description de ce syndrome en première année de médecine, de la joie que j’avais à travailler de la sémiologie, même si je n’en comprenais pas la moitié, que c’était de la médecine, de la vraie, et non pas des choses ennuyeuses à savoir par coeur comme « Réaumur a étudié la digestion avant Spallanzani ». Je m’en souviens des années après et je ne sais toujours pas qui sont ces personnes !

Toujours est-il que le syndrome de Korsakoff est du à une carence en vitamine B1, que ce soit à cause d’un alcoolisme chronique ou d’une dénutrition profonde et de longue durée. Donc, le traitement, même si son efficacité est limitée, consiste à rééduquer la mémoire du patient, mais aussi à lui apporter la vitamine et les calories qui lui manquent. C’est pourquoi on trouve dans sa chambre une collection de compléments alimentaires aux goûts divers et variés : chocolat, caramel, pomme, fruits rouges… Enfin, ils ne sont pas censés s’entasser, ils sont censés être bus à raison de un par jour, mais voilà, monsieur C. oublie de les boire, oublie pourquoi ils sont là, et on ne peut pas vraiment lui reprocher puisque que c’est le principe de sa maladie.

Nous avons donc mis en place une stratégie : envoyer les externes le faire prendre un complément tous les jours pour être sûr qu’il soit correctement renutri. Ils sont trois dans ma salle, on fait un pow wow où je leur explique leur mission, qu’ils l’acceptent ou non car ils n’ont pas le choix. Ils ont tout bien compris et repartent vaquer à leurs occupations.

A la fin de la matinée, je leur demande :

« Alors, qui a fait prendre son complément à monsieur C ?

– Moi ! » ont-ils répondu en coeur.

Car oui, ils ne se sont pas concertés et sont tous allés, les uns après les autres, à petit coeur vaillant rien d’impossible, voir monsieur C et le faire prendre sa crème hypercalorique. Le pauvre homme avait déjà oublié en avoir pris une, puis deux quelques minutes auparavant et ne s’était pas plaint une seule fois.

C’est pourquoi maintenant, quand on lit nos transmissions, on peut voir :

Capture d’écran 2020-02-21 à 19.46.15

Vaut mieux trois tiens que un tu l’auras ?