Une des choses que je hais le plus dans mon métier

Avant de commencer mes études en médecine, et puis de commencer à vraiment prendre en charge des patients avec l’externat, puis l’internat, j’avais des idées préconçues. Notamment, j’avais peur d’être confrontée à la mort, peur de ne pas savoir gérer le stress, peur de défaillir en voyant du sang ou du vomi. La réalité est que j’ai déjà fait toutes ces choses. Je les ai appréhendées, je les ai vécues, je les ai acceptées. C’est horrible de voir des patients mourir et de ne pas savoir quoi faire pour les sauver. Mais j’ai appris à accompagner. J’ai déjà eu des attaques de panique devant des situations difficiles à gérer, que ce soit à l’hôpital ou en période d’examens très rapprochés à la fac. Mais maintenant je sais naviguer malgré ce stress, et à m’en servir pour avancer et être meilleure. J’ai déjà moi-même vomi en voyant une patiente avoir des vomissements fécaloïdes à répétition. Mais j’ai réussi à dépasser cela et j’ai pu la soulager. C’est une espèce de règle en médecine. Tu finis toujours par apprendre. Et en fait, c’est cette règle que je déteste.

Je la déteste car on ne peut apprendre que par l’expérience, et oserai-je dire même, par l’erreur. Sauf que nous, on se fait les dents sur des patients. Des êtres humains. Toutes mes premières fois ont été sur des vrais gens, en chair et en os, qui souffrent et qui râlent. J’ai beau écouté toutes les explications au monde, regardé tous les tutos Youtube d’internet, rien, et je dis bien rien, ne remplace la pratique. Et on doit apprendre à dépasser la peur de faire, dépasser la peur de déranger, pour apprendre à faire quelque chose de nouveau, qui nous servira par la suite pour des autres patients.

Dans les métiers autres que soignant, l’erreur n’a pas une action sur autrui, en tout cas pas sur quelque chose d’aussi intime que le corps en lui même. Mon cerveau joue à un jeu quand je n’arrive pas à m’endormir tard le soir qui s’appelle « et si ». Et si je n’étais pas en stérile et que je mettais un terme dans son canal lombaire. Et si ça lui faisait une méningite. Et s’il allait en réanimation. Et s’il finissait en légume. Et s’il mourrait. C’est très drôle je vous conseille d’essayer.

Le cas idéal est bien entendu de systématiquement demander le consentement du patient. Madame, monsieur, bonjour excusez moi c’est ma première fois, ça vous dérange pas si je… ? Si c’est quelque chose de petit (une prise de sang par exemple), ils disent généralement oui. Si c’est quelque chose de plus gros (une ponction lombaire), ils ont déjà beaucoup plus de chance de dire non. C’est évidement à respecter, mais du coup ça laisse moins de chance d’apprendre. Qui peut les blâmer ? Quitte à choisir, vous préféreriez que le geste invasif que l’on va vous faire se fasse par a) quelqu’un d’expérimenté qui pourrait le faire les yeux fermés ou b) un petit agneau tremblant ? Alors bien souvent, un chef nous accompagne (ou l’interne accompagne l’externe) et demande, madame, monsieur, mon collègue va faire le geste et je vais l’y aider. Ca fait moins peur au patient, et à l’agneau aussi. On répète douze fois dans le couloir avant d’y aller, et on ne fait que de la communication non verbale ou presque une fois dans la chambre du patient, pour ne pas le stresser. « Oups, ça pisse le sang, c’est normal » n’est pas une phrase autorisée par exemple.

Ca se passe généralement très bien, et si jamais besoin est le supérieur peut prendre la main. Après avoir fait des dizaines et des dizaines de premières fois, le seul conseil que j’ai à donner, et que je me répète en boucle avant de refaire quelque chose pour la première fois, c’est de se dire qu’on est la bonne personne, à la bonne place, et que savoir maîtriser ce geste va permettre par la suite de bien prendre en charge les patients. Peut être que celui là aura un peu plus mal que d’habitude, mais si l’on fait de son mieux alors c’est que l’on n’aurait rien pu faire de plus pour le soulager -pour une première fois. De plus, on s’arrange toujours pour que ces patients soient des premières fois pour le soignant, mais pas pour le patient. Au sens où, ils ont déjà eu et ne sont pas stressés à l’idée de ravoir ce geste. La plupart du temps, ils sentent qu’on est empâtés, maladroits, et s’ils sont suffisamment à l’aise nous guident un peu. (cf l’article sur mon premier toucher vaginal)

Si j’écris cet article, c’est parce que demain pour la première fois, je vais faire toute seule ce qu’on appelle un bilan urodynamique. On teste la vessie des patients en leur injectant de l’eau dedans, à l’aide d’une sonde, pour comprendre cette personne urine trop, pas assez, ou mal. Il faut donc : préparer la machine, accueillir le patient, le mettre à l’aise pour cet examen, le sonder, arriver à se servir de l’ordinateur et du logiciel pour enregistrer le remplissage, vider la vessie du patient, le désonder. C’est un examen qui n’est pas douloureux, mais inconfortable pour le patient (qui n’a jamais rêvé de rester une heure en position gynécologique à se faire remplir la vessie ?), et j’ai énormément d’admiration pour les infirmières de mon service qui pourraient le faire en faisant le poirier pour distraire les personnes qui le passent. Ca fait plusieurs jours maintenant que je les suis comme leur ombre, je fais et défais toutes les machines avec elles, je sonde avec elles, je remplis avec elles, je nettoie avec elle. On rit avec le patient. On soigne.

Je respire, ça va bien se passer. Je suis la bonne personne à la bonne place. C’est parti pour une nouvelle première fois.

Pourquoi je ne soigne pas les personnes que je connais

C’est un des dogmes de la médecine, ne pas soigner les gens que l’on connait. Ce n’est pas inscrit dans le serment d’Hippocrate mais c’est quelque chose d’accepté, pour plusieurs raisons. La première, c’est que l’on pourrait apprendre des choses que la personne ne souhaite pas particulièrement que l’on sache. Est-ce que votre voisin veut vraiment que vous soyez au courant de sa séropositivité ? Pas sûr. La deuxième, c’est que la connaissance de l’autre altère notre jugement. En tout cas, pour moi c’est très vrai.

C’était un vendredi soir de garde aux urgences, 22h. Je suis en secteur « debout », où l’on voit les patients qui sont capables de marcher et qui ne nécessitent pas d’être mis sur un brancard. Ils attendent dans une salle séparée et on vient les chercher un par un. Les dossiers sont triés par l’infirmière d’accueil et d’orientation, qui les classe en fonction de leur degré d’urgence. On leur attribue des couleurs, rouge, violet, orange, bleu, jaune, vert. Un vrai arc-en-ciel. On les prend dans l’ordre de la pile, qui mélange temps d’attente et degré d’urgence, pour que cela soit le plus juste possible.

Je prends le dossier du dessus. Cela me fait sourire car je vois ce nom, Michel Martin (nom modifié pour préserver l’anonymat de la personne). C’est un nom assez courant, et il se trouve que c’est aussi le nom d’un ami de mes parents que je n’ai pas vu depuis des années, qui n’habite pas dans le coin où je travaille. J’appelle cette personne dans la salle d’attente et je me fige quand je vois que c’est effectivement le Michel Martin de mes souvenirs qui se lève. Il ne me reconnait pas, la dernière fois qu’il m’a vue c’était enfant et je tenais encore dans ses bras. Alors je me présente comme moi, la personne qui le connait, et non pas comme le médecin qui va le soigner. Je lui propose de changer et d’attendre un de mes collègues. Mais non. Il est ra-vi que cela soit moi, ça le rassure, il ne veut que moi. Une petite voix dans ma tête me dit que c’est une très mauvaise idée, mais je n’arrive pas à dire non.

On va dans le box de consultation où je suis installée et il me raconte son histoire, son cancer l’année dernière, ses multiples péripéties, des choses que mes parents ne savent pas, un secret dont je n’ai pas le droit de parler car présentement je suis soignante et non pas une personne avec un entourage derrière moi. Il a eu mal dans la poitrine brutalement aujourd’hui, il part en vacances bientôt et aimerait être rassuré, car « tu comprends, j’ai déjà fait trois embolies pulmonaires ». Ca commence à faire beaucoup pour ma petite tête, je passe à l’examen clinique.

Quand on ausculte un patient, nos mains sont essentielles au processus. Elles touchent, elles écartent, elles percutent, elles sentent, elles appuient. C’est un toucher qui est à la fois diagnostique, puis qu’il nous permet de nous orienter sur la pathologie, mais au thérapeutique. Le contact des mains du soignant sur la peau du patient est un début de guérison, de réassurance. Il est important, incontournable. Et c’est pour ça que quand je pose mes mains sur Michel Martin, je sens une pesanteur dans mon estomac. Mes mains sont muettes. Elles ne me parlent pas, elles ne sentent rien. Je ne comprends pas ce qu’il se passe, j’essaye d’analyser mais rien n’y fait. Tout paraît normal, mais je ne suis pas aussi certaine que d’habitude.

Je lui prescris les examens appropriés pour cette situation, un électrocardiogramme et une prise de sang. Tout revient normal. Je débriefe avec mon chef et heureusement arrive à la même conclusion que moi : une douleur intercostale due probablement à un petit nerf coincé, désagréable mais rien de bien méchant. Je suis soulagée. Je n’en pouvais plus de lui faire des petits coucous dans la salle d’attente interne aux urgences pour les patients attendant leurs résultats en pensant que j’allais peut être lui annoncer quelque chose qu’il n’avait pas envie d’entendre. Il repart, très content du diagnostic et de m’avoir revue. Je suis perturbée pour le reste de la garde.

Au final, il ne s’est rien passé de grave, mais je me suis rendue compte que je n’étais vraiment pas capable de m’occuper de personnes que je connaissais, alors encore moins celles que j’aime et que je chéris. Je perds mon professionnalisme, je perds mon sens critique. Je continuerai à prescrire du doliprane et de l’ibuprofène pour les lumbagos familiaux mais je crois que cela n’ira pas plus loin. En avançant dans l’internat, je commence à avoir un petit carnet d’adresse où je peux adresser les gens en fonction de leur besoin. Ils méritent des mains moins aimantes que les miennes, aussi paradoxal que cela soit.

La peur des médecins

Comme j’en ai parlé précédemment, je suis malade. Enfin, je préfère dire je suis une malade. Je suis malade ça a un petit côté « je suis Charlie » et j’ai l’impression de ne me définir plus que par ma maladie. Des fois à l’hôpital, j’entends des docteurs « t’es allé voir l’invagination ? Elle va bien ? » pour parler de la patiente de 6 mois de la chambre quatre qui a un nom, un vrai, mais qui se trouve avoir actuellement une invagination.

Il n’y a pas longtemps je suis allée à ma consultation de contrôle. Long story short, les médicaments ne marchent pas, rien n’est contrôlé. Elle me demande comment je vais. Je me paralyse.

J’ai peur de me plaindre. J’ai peur d’être ce genre de patient chiant très angoissé qui pose plein de questions et se met à pleurer en consultation. J’ai tellement mal que je ne sais comment le décrire. Du coup, je lui dis que ça ne va pas avec le sourire. Elle me sourit aussi et on passe à autre chose. A la seconde où la porte du cabinet se referme derrière moi, je m’effondre en larmes. Je n’ai rien dit de ce que je voulais dire. C’est stupide, 6 mois que j’attends ce rendez vous et je n’ai pas réussi à m’exprimer, de peur qu’elle me trouve ennuyante et qu’elle bâcle ma consultation.

Je n’ai jamais trouvé les patients angoissés chiants, ni ceux qui pleuraient, ni personne d’ailleurs. Qui sommes-nous pour juger de la capacité de quelqu’un à vivre sa maladie ? Chacun fait comme il peut, avec ses mécanismes de défense. Mais voilà, je suis patiente et étudiante en médecine. Et en tant qu’étudiante, j’en ai vu des consultations où le médecin me disait « attention, la prochaine personne elle me gonfle, mais elle me gonfle… » Et je le voyais utiliser le sarcasme pendant toute la consultation sans que le patient s’en rende compte.

Un jour, en orthopédie, un chirurgien que je respectais énormément travaillais sur deux blocs. Le temps que l’opération du bloc 1 se termine, le patient du bloc 2 était préparé, endormi, placé, lavé ce qu’il fait qu’il n’avait plus qu’à inciser une fois arrivé. Gain de temps maximal. Ce jour là donc, l’anesthésiste du bloc 2 vient nous voir : « la patiente a peur, elle voudrait que vous la rassuriez avant d’être endormie ». Le chirurgien fait tomber l’instrument qu’il tenait par terre. Non en fait j’ai mal vu, il l’a jeté. « J’en ai marre de ces névrosés de merde. Vous lui dites que soit elle se fait endormir, soit elle remonte et je l’opère dans six mois après qu’elle ait fait une thérapie avec un psychiatre. Je veux plus en entendre parler, je vais pas décaler mon planning pour une vieille conne. » Cette vieille conne, 86 ans, était parfaitement conscience des risques de l’opération pour une dame de son âge. C’est vraiment si difficile que ça de décaler son planning d’un quart heure pour rassurer quelqu’un ? Autant vous dire que ce médecin a perdu mon respect.

J’en ai des kilos et des kilos des histoires à vous faire perdre le sommeil de maltraitance de patients. Il faut que nous, médecins, arrêtions de nous penser au dessus des autres parce que nous détenons un certain type de savoir. Nous ne sommes pas des sur-êtres à qui le monde doit respect et servilité. Nous aidons des patients, pas des clients. J’entends énormément du personnel du corps médical qui se plaignent que les patients pensent que comme ils ont payé, ils ont le droit à tout, qu’on doit forcément leur prescrire quelque chose, faire un acte. Mais ils se comportent comme des vendeurs, à choisir ainsi leur clientèle, à les considérer comme faisant partie de leur emploi du temps et vu que c’est prévu comme ça, si le patient a besoin de réassurance il peut aller chez un autre vendeur.

Vous me demanderez peut être, est-ce que cela fait une différence d’être aimé ou non de son docteur ? Peut-être pas. Au final, vous allez recevoir le même traitement que le patient préféré de ce médecin. Mais ce que vous allez rater, c’est toute l’attention du médecin quand vous lui confiez un symptôme ou un effet secondaire du médecin. C’est son empathie. Et ce genre de « petits détails » peuvent faire une grande différence. On dit souvent que les gens atteints d’un cancer qui ont envie de vivre et qui sont bien entourés ont un meilleur pronostic que les gens qui n’ont plus la force de se battre. Un médecin doit vous donner la force de vous battre, ou tout du moins essayer de vous la donner. Et quiconque ferait autrement avec vous, doit vous faire changer de docteur. Vous méritez mieux.

Je suis énervée de voir des patients maltraités. Je suis énervée d’avoir peur et de me maltraiter moi même en consultation, par peur d’être maltraitée par le médecin. J’espère que la prochaine fois j’arriverais à pleurer car j’en ai le droit. J’espère que la prochaine fois j’arriverais à être angoissée car j’en ai le droit. J’espère que personne ne s’interdit de faire ça, car un médecin est justement là pour nous aider à traverser ces angoisses liées à la maladie.

J’en ai marre d’avoir peur.