Pourquoi je ne soigne pas les personnes que je connais

C’est un des dogmes de la médecine, ne pas soigner les gens que l’on connait. Ce n’est pas inscrit dans le serment d’Hippocrate mais c’est quelque chose d’accepté, pour plusieurs raisons. La première, c’est que l’on pourrait apprendre des choses que la personne ne souhaite pas particulièrement que l’on sache. Est-ce que votre voisin veut vraiment que vous soyez au courant de sa séropositivité ? Pas sûr. La deuxième, c’est que la connaissance de l’autre altère notre jugement. En tout cas, pour moi c’est très vrai.

C’était un vendredi soir de garde aux urgences, 22h. Je suis en secteur « debout », où l’on voit les patients qui sont capables de marcher et qui ne nécessitent pas d’être mis sur un brancard. Ils attendent dans une salle séparée et on vient les chercher un par un. Les dossiers sont triés par l’infirmière d’accueil et d’orientation, qui les classe en fonction de leur degré d’urgence. On leur attribue des couleurs, rouge, violet, orange, bleu, jaune, vert. Un vrai arc-en-ciel. On les prend dans l’ordre de la pile, qui mélange temps d’attente et degré d’urgence, pour que cela soit le plus juste possible.

Je prends le dossier du dessus. Cela me fait sourire car je vois ce nom, Michel Martin (nom modifié pour préserver l’anonymat de la personne). C’est un nom assez courant, et il se trouve que c’est aussi le nom d’un ami de mes parents que je n’ai pas vu depuis des années, qui n’habite pas dans le coin où je travaille. J’appelle cette personne dans la salle d’attente et je me fige quand je vois que c’est effectivement le Michel Martin de mes souvenirs qui se lève. Il ne me reconnait pas, la dernière fois qu’il m’a vue c’était enfant et je tenais encore dans ses bras. Alors je me présente comme moi, la personne qui le connait, et non pas comme le médecin qui va le soigner. Je lui propose de changer et d’attendre un de mes collègues. Mais non. Il est ra-vi que cela soit moi, ça le rassure, il ne veut que moi. Une petite voix dans ma tête me dit que c’est une très mauvaise idée, mais je n’arrive pas à dire non.

On va dans le box de consultation où je suis installée et il me raconte son histoire, son cancer l’année dernière, ses multiples péripéties, des choses que mes parents ne savent pas, un secret dont je n’ai pas le droit de parler car présentement je suis soignante et non pas une personne avec un entourage derrière moi. Il a eu mal dans la poitrine brutalement aujourd’hui, il part en vacances bientôt et aimerait être rassuré, car « tu comprends, j’ai déjà fait trois embolies pulmonaires ». Ca commence à faire beaucoup pour ma petite tête, je passe à l’examen clinique.

Quand on ausculte un patient, nos mains sont essentielles au processus. Elles touchent, elles écartent, elles percutent, elles sentent, elles appuient. C’est un toucher qui est à la fois diagnostique, puis qu’il nous permet de nous orienter sur la pathologie, mais au thérapeutique. Le contact des mains du soignant sur la peau du patient est un début de guérison, de réassurance. Il est important, incontournable. Et c’est pour ça que quand je pose mes mains sur Michel Martin, je sens une pesanteur dans mon estomac. Mes mains sont muettes. Elles ne me parlent pas, elles ne sentent rien. Je ne comprends pas ce qu’il se passe, j’essaye d’analyser mais rien n’y fait. Tout paraît normal, mais je ne suis pas aussi certaine que d’habitude.

Je lui prescris les examens appropriés pour cette situation, un électrocardiogramme et une prise de sang. Tout revient normal. Je débriefe avec mon chef et heureusement arrive à la même conclusion que moi : une douleur intercostale due probablement à un petit nerf coincé, désagréable mais rien de bien méchant. Je suis soulagée. Je n’en pouvais plus de lui faire des petits coucous dans la salle d’attente interne aux urgences pour les patients attendant leurs résultats en pensant que j’allais peut être lui annoncer quelque chose qu’il n’avait pas envie d’entendre. Il repart, très content du diagnostic et de m’avoir revue. Je suis perturbée pour le reste de la garde.

Au final, il ne s’est rien passé de grave, mais je me suis rendue compte que je n’étais vraiment pas capable de m’occuper de personnes que je connaissais, alors encore moins celles que j’aime et que je chéris. Je perds mon professionnalisme, je perds mon sens critique. Je continuerai à prescrire du doliprane et de l’ibuprofène pour les lumbagos familiaux mais je crois que cela n’ira pas plus loin. En avançant dans l’internat, je commence à avoir un petit carnet d’adresse où je peux adresser les gens en fonction de leur besoin. Ils méritent des mains moins aimantes que les miennes, aussi paradoxal que cela soit.

Maladeception

Récemment, je suis tombée malade. Tomber malade. On dirait que ça se fait d’un seul coup, hop dans la rue j’ai tourné au coin et je suis tombée dans le trou de la maladie, comme on tombe enceinte ou on tombe amoureux. J’en suis tombée des nues.

En soi, ce n’est pas si faux. Il y a un avant et après. Avant la maladie, après la maladie. Mais c’est rarement d’un seul coup. C’est plein de petites choses que l’on ignore et puis un jour et on se rend compte que cela ne va pas et que toutes ces petites choses étaient en fait des petits symptômes et que ces petits symptômes font un petit syndrome et que ce syndrome a un nom et que vous êtes malade.

Avant de trouver la maladie, il faut trouver le docteur. Qui dit trouver le docteur, et que ceux qui ne savent pas de quoi je parle m’envoient des briques non biodégradables par la poste, dit merde sans nom. Il y a des bons docteurs, des mauvais docteurs, des gentils incompétents et de compétents salopards. Une fois que vous avez trouvé le docteur + gentil + compétent + aussi près de chez vous que Leroy Merlin, il ne vous reste plus qu’à attendre le mois de rigueur car vous n’êtes pas urgent.

Spoiler : un mois c’est long, un mois c’est très long. Du coup vous prenez votre mal incurable en patience et vous attendez mais pendant l’attente cancer, impossible de ne pas se faire opération des films, de ne pas retourner tous vos mort symptômes dans la tête, de ne pas vous en vouloir car peur vous n’avez pas consulté avant. Vous êtes suspendu fatigue au temps.

Jour J, je me suis mise sur mon trente et un, j’ai pris une jupe que j’aimais et des bijoux venant de personnes qui m’aimaient et je les ai enfilés un à un tel un chevalier qui s’équipe avant d’aller au combat. Mon armure sur le dos et mes examens sous le bras, je me suis assise sur la chaise face au docteur qui a commencé à déverser son charablabla. Le charablabla, c’est cet instant où quelqu’un vous parle avec assurance d’un sujet extrêmement précis où vous ne connaissez rien. Vous avez beau vous rattacher aux mots ça n’a aucun sens. C’est de la mécanique quantique médicale.

Alors quand le docteur finit son charablala par : « Bon alors, traitement A ou traitement B ? Moi je vous prescris le traitement B, parce que bon A ou B quelle différence puisque de toute façon comme je vous l’ai dit on y connait pas grand chose, les deux sont équivalents mais moi je préfère le B. Alors voilà, à dans trois mois pour faire le point. » je comprends « Tiens je sais forcément que le B sera mieux que la A alors même si toi tu avais fait des recherches avant, que le mec qui t’avait fait les imageries t’avait dit que le A c’était the place to be et que tu préférais le A, bah tu vas prendre le B ». Je suis ressortie donc avec une ordonnance « B, 1 fois par jour pendant trois mois ».

Jamais de ma vie je ne m’étais sentie aussi seule, sur cette chaise, avec mon armure et mes examens posés sur mes genoux. Je voulais lui dire de toutes mes forces que je préférais le A, que le B me faisait trop peur mais au final le docteur m’a fait plus peur que le B alors je n’ai rien dit.

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Aujourd’hui je suis allé voir madame H., lui demander comme elle allait. « Ça va ». J’ai commencé à l’examiner et j’ai entendu qu’elle m’avait dit quelque chose que je n’avais pas compris. Je l’ai fait répéter sans lever les yeux de son ventre que j’étais en train de palper et elle a dit : « j’ai peur ». Je l’ai regardée ; elle avait les larmes aux yeux. Elle s’est excusée mille fois de me déranger pardon docteur mademoiselle je suis désolée mais j’ai peur. J’ai peur que ça n’aille pas. J’ai peur car j’ai si mal, pourtant je prends tous les traitements que les docteurs me donnent mais la douleur docteur la douleur ne part pas. Est-ce que les traitements sont les bons ? J’ai si mal, je ne maîtrise rien et j’ai peur docteur.

Madame H était tombée malade comme elle était tombée amoureuse comme elle était tombée enceinte, et elle avait accepté tous les traitements qu’on lui avait proposé. Quand on est médecin, c’est facile de proposer LA bonne solution, celles que les recommandations nous donnent car statistiquement parlant, c’est la meilleure (la moins pire ?). C’est facile de se dire que le patient n’est pas rationnel, qu’il a juste à accepter la solution, à avaler le médicament et à passer sur le billard parce que « c’est ce qu’il y a de mieux ». Mais quand on est patient, c’est tellement difficile de remettre sa vie entre les mains d’une autre personne, parce que oui elle sait mieux que nous mais ce n’est pas elle qui prend les risques. Ce n’est pas elle qui vivra les 35% de risques de complication de la solution A ou les 30% de risques de complication de la solution B. C’est le patient. C’est madame H.

Elle était tellement désolée de me demander une nouvelle fois de lui remontrer ses imageries, de lui montrer le bout de tumeur qu’on a enlevé. Pour que cela soit plus supportable, de se dire qu’elle ne faisait pas ça pour rien. Elle y voyait de la peur et j’y voyais du courage. Elle n’avait pas d’armure, seulement sa blouse d’hôpital. Elle a osé dire que cela n’allait pas et qu’elle avait besoin d’aide. C’est tellement difficile d’accepter que cela ne va pas. Elle a été tellement courageuse.

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Aujourd’hui, j’ai pris pour la première fois le traitement A. Je suis allée voir un autre médecin qui m’a prescrit le traitement A. J’y suis allée sans armure (mais avec mes examens). J’y suis allée avec mon coeur et ma faiblesse, mon courage et ma peur.

Aujourd’hui, je suis une patiente,  je suis une soignante, je suis vivante.

Traduction patient-soignant

Avant d’examiner un patient et de l’interroger en détail sur le comment du pourquoi de ce qui l’amène ici, on essaye de faire une chronologie de tous les évènements médicaux qui ont pu lui arriver auparavant. Il peut n’y avoir strictement rien comme une liste plus longue que votre bras. Le plus difficile, c’est de comprendre ce que le patient a vécu, car il s’exprime avec ses propres mots, avec son vécu ; à nous de faire la traduction tant bien que mal. Cette étape est très importante car peut être que toutes les maladies qu’il a eues ne veulent « rien dire » séparément, mais ensemble forme un syndrome ce qui changerait complètement la prise en charge du malade.

Il y avait cet homme. Il avait un tee shirt avec des filles en bikini en train de s’enlacer au bord de l’eau avec marqué dessus « Wet girls are the best ». Ambiance. On arrive aux fameux antécédents. Comme d’habitude, il commence à me dire comme tous les patients « Moi ? Non non, j’ai jamais rien eu ». Sauf peut-être deux opérations de l’épaule, des entorses à répétition, un lipome, un accident de la voie publique, des brûlures et une prothèse oculaire. Mais ça, non, c’est rien sinon, ça compte pas. D’où l’intérêt de poser vraiment beaucoup de question, au risque de paraître lourd. Et puis soudain il me dit :

« Ah et une fois aussi, un caillou m’a empêché de respirer.
– Vous voulez dire que vous vous êtes étouffés avec une pierre ?
– Non pas ça.
– Vous avez avalé de travers ?
– Non non, j’avais un caillou et je pouvais plus respirer.
– Que genre de caillou ? Vous avez avalé du gravier en tombant quelque part ?
– Ben non je vous ai dit.
[là c’est le moment précis où vous vous sentez vraiment con, ça a l’air tellement évident pour lui alors que vous vous sentez un peu comme si vous étiez Jar-Jar Binks « Missa pas comprendre voussa »]
– Il était où votre caillou ?
– Là [il me montre son ventre]
– Vous aviez un caillou dans votre ventre, et vous ne pouviez plus respirer. D’accord. Et pendant combien de temps ?
– Oh des semaines. Puis il a fondu.
[« Missa comprendre ! Missa comprendre ! Missa intelligent ! »]
– Vous aviez un calcul dans la vésicule biliaire qui est parti tout seul ?
– Ouais c’est ça, et je pouvais plus respirer parce que ça faisait mal. »

Note pour soi-même : un calcul de la vésicule biliaire ça fait tellement mal qu’on a du mal à respirer.
Note pour missa : c’est pas grave si tu ne comprends pas tout du premier coup si tu es persévérant. Maximax humilité.

trad

J’ai fait patient en LV2 au collège et toi ?