Semaine 2

En PACES, nous avions un cours sur l’intelligence en neuropsychologie. Piaget, un grand scientifique suisse, a publié sur ses propres enfants en observant leurs différents stades de développement, de la naissance à l’âge adulte. Il définit l’intelligence comme la capacité à s’adapter au changement. Et je crois que le mot d’ordre de cette semaine était celui-ci, « adaptation ».

J’ai l’impression que nous sommes en mouvance perpétuelle. Les connaissances de la science ne sont pas stables, et chaque jour de nouvelles recommandations nous parviennent et nous devons modifier notre pratique en fonction. Rien n’est gravé dans le marbre. Avec ce qu’on a appris aujourd’hui, on se rend compte ce qu’on a fait hier était totalement inadapté même si l’on pensait bien faire. On passe notre temps à appeler nos collègues dans d’autres hôpitaux « et toi, tu fais comment ?? », on compile toutes les informations et on fait notre sauce. Very science, much accurate, so proven.

Nos patients commencent à se diversifier, avant nous n’avions que des patients Covid, maintenant on a des patients qui ont manifestement torturé des chatons dans une vie antérieure pour avoir autant de malchance : contracter le Covid pendant qu’on fait un AVC, se faire percuter par une voiture et se rendre compte sur le scanner qu’on a le Covid, se faire une pyélonéphrite pendant son hospitalisation pour Covid. Le Covid est bien là, mais la vie elle, ne s’arrête pas. Il y a la même proportion d’autres pathologies qu’auparavant, mais on a moins de moyen pour s’en occuper.

On reçoit des mails tous les jours de la direction tel que « Bonjour, on est bientôt à court de MIDAZOLAM, merci de le réserver uniquement pour certains usages. » Les cadres rodent dans les couloirs pour voir si on respecte bien les consignes de prescription, pour épargner ce qu’il nous reste au maximum. Alors on improvise, on se tourne vers les médicaments qu’on avait oubliés et on fait avec. Idem, pas très recos friendly, mais l’adaptation, l’intelligence, toussa toussa.

On s’est également vite rendu compte que les petites habitudes que l’on avait prises la semaine dernière quand on avait peu de patients ne pouvaient plus s’appliquer en augmentant le nombre de lits. Réunion de crise avec mon chef, on se regarde, on met les choses à plat et on y retourne. On a fait ça quasiment une fois par jour cette semaine.

On a encore accueilli des nouvelles personnes dans l’équipe. Elles ne connaissent rien au Covid, rien au logiciel informatique que l’on utilise, rien aux patients qu’on gère de manière générale. Alors on reste tous après nos heures habituelles pour se former entre nous, combler nos lacunes, réinventer nos pratiques.

Par contre, qu’est-ce que c’est spécial comme ambiance. Je dis « spécial », pas au sens « wtf is this » mais au sens « moment suspendu ». Chaque jour est unique, on crée des connexions incroyables entre nous, avec les patients. On est dans une putain de galère et on est là, comme des pissenlits qui poussent entre les craquelures du bitume qu’on a beau arraché mais qui reviennent chaque fois. On est là. On est là putain. Je n’aimerais pas vivre ce moment de vie qu’à un autre endroit qu’ici.

Semaine 1

Cela va faire deux semaines que le gouvernement a enforcé les premières mesures de protection de la population, et une semaine que notre service a complètement changé. On a eu 24h pour vider tous les lits, 48h pour mettre en place les mesures de sécurité, recevoir le matériel et préparer les esprits et nous avons ouvert notre unité Covid.  Pour l’instant, nous n’avons pas beaucoup de patients mais à terme nous serons amenés à en gérer près de quatre vingt s’il le faut.

Personne parmi nous n’a été formé pour cela. Dans notre service, nous avons une orientation plutôt neurologique et pour nous aider nous avons recruté des médecins extérieurs. Nous avons donc une équipe composée de : 2 chefs à orientation neuro, 1 interne à orientation neuro, 2 médecins du sport, 1 pédiatre, 1 rhumatologue. Un seul point commun : l’envie d’aider. On se regarde, on sait que ça va être difficile.

On doit tout construire de zéro. Les protocoles pour recevoir et faire sortir les patients, commence organiser le bal des soignants dans les chambres, apprendre à être systématique. On se projette, on prépare des situations à l’avance en s’imaginant comme cela va être.

On reçoit notre premier patient, qui a besoin d’oxygène. Ca va. Deuxième patient, qui est juste très fatigué. Ok. Troisième patient, qui a des troubles cognitifs et qui ne peut pas rentrer chez lui. Je gère. Quatrième patient. Quand elle est partie de là où elle venait elle allait bien, petite fièvre, petite toux, rien de méchant, ils avaient besoin de l’isoler du reste de leur unité pour limiter le reste de contamination donc bien sûr qu’on la prend.

Quand elle arrive, elle est dys-pnéique (qui respire mal, comme une patate), poly-pnéique (qui respire vite, comme une patate mais rapide), elle est marbrée (comme le gâteau mais c’est pas bon signe). Elle est non communicante, grabataire depuis des années, et donc non réanimatoire, c’est-à-dire qu’elle ne fait pas partie des critères d’intubation et de prise en charge dans un service de réanimation. Ce qui signifie que soit on arrive à la stabiliser là maintenant tout de suite, soit on va devoir l’accompagner le plus confortablement possible.

On monte l’oxygène, on lui donne les médicaments que l’on sait peut-être marcher dans le cadre d’une infection à Covid19 mais on est pas trop sûrs mais on tente quand même. Je passe la voir à intervalles réguliers, parfois dans sa chambre, habillée en cosmonaute de la tête aux pieds, mais le plus souvent par la fenêtre de sa chambre. En effet, cela prend au moins cinq vraies minutes à s’habiller de façon sécuritaire, la même pour se déshabiller, et je ne peux pas me permettre de perdre ce temps là systématiquement. Alors je suis (presque) scotchée à la vitre, à regarder sa poitrine se soulever de loin. C’est toujours aussi rapide et j’entends de loin que ça grésille. Elle est en train de s’étouffer.

C’est là que se pose la terrible, la difficile question de : quand est-ce qu’on arrête d’essayer de la sauver, et qu’on la soulage ? On n’est jamais seul pour ce genre de choses, on se réunit entre médecins, on appelle des collègues spécialistes au téléphone. Et on décide de commencer la sédation de phase terminale. Cela ne se voit pas quand j’écris, mais dans mon esprit, c’est en lettres d’or que ces mots sont marqués. Ils sont solennels, durs, nécessaires.

Je prescris de la morphine, du midazolam et de la scopolamine. Le bon cocktail de toute sédation pour soulager l’asphyxie et faire en sorte que le patient meurt en s’endormant tranquillement et non pas en s’étouffant. Je passe la voir par la vitre. Je me rends compte qu’on lui a laissé le masque chirurgical qu’on met aux patients quand on va les voir, pour nous protéger nous. Mais ça la gêne pour respirer. Je pèse le pour, le contre, mais en vrai j’ai déjà commencé à m’habiller pour aller l’installer correctement. J’aurais aimé que l’on fasse ça pour moi.

Je crois que le plus terrible dans tout ça, c’est qu’on interdit aux familles de venir, même dans les derniers moments, en raison du risque infectieux. On les tient au courant par téléphone mais on ne peut pas faire grand chose de plus. Je lui tiens la main, quelques secondes, mes gants contre sa peau qui se refroidit progressivement, puis je sors de la chambre. Je pleure un peu je crois.

C’est la première mais pas la dernière.

La suite demain.

Comme dans les films

J’adore les films. Depuis que je suis toute petite, je suis passionnée de cinéma. Je regarde de tout, mais mon pêché mignon, c’est les comédies. Longtemps, j’ai décrié ce genre, ce n’était pas assez « intellectuel » pour moi. Mais j’aime tellement ça. J’adore que ce soit prévisible, de savoir que cela va bien se terminer, qu’ils font exprès de nous faire avoir des petits pincements au coeur pour mieux se rattraper après. J’aime quand les gens s’aiment à l’écran, les fins heureuses qui vous donnent le sourire. Quand je n’ai pas le moral, je regarde de nouveau mes comédies préférées et hop, cela va ne serait-ce qu’un peu mieux.

Aujourd’hui, j’ai vidé mon service. On a pris notre courage à six mains avec mes chefs, téléphone en main, clavier au bout des doigts, et on a fait sortir les patients, un par un.  Chez eux, dans d’autres services qui ont de la place. Ils sont perturbés, certains comprennent d’autres non. C’est dur de quitter les habitudes qu’on avait depuis des semaines, des mois, les liens qu’on a tissés. Ce n’est pas qu’ils n’ont pas besoin d’être ici, non. Ils nécessitent clairement notre présence, notre attention. Le passage d’une infirmière, le toucher d’un kiné, la surveillance attentive des aides soignants, le regard de la secrétaire, la parole d’une orthophoniste, le mot d’un étudiant. Ils ont besoin de nous. Mais ils n’en ont pas autant besoin qu’eux.

Demain, nos premiers patients Covid19 arrivent. On se prépare pour les accueillir. On relit les protocoles. On se cherche des tenues adaptées. On se bat pour avoir les masques. J’irai la peur au ventre, le coeur à marée basse. Je n’ai aucune idée de comment cette histoire va se terminer. Tout ce que je sais c’est que j’en fais partie et que j’espère contribuer ne serait-ce qu’un paragraphe, qu’une virgule bien placée, pour que cela se passe le mieux possible.

Restez chez vous.

A bientôt.

Concertation pluriexterne

Cela fait maintenant quelques temps que monsieur C. est dans notre service. Je me souviens encore du jour où il est arrivé. L’externe avait commencé son « entrée », c’est-à-dire le point qu’on fait d’abord sur son dossier, puis en allant voir le patient, en lui parlant et en l’examinant. Quand j’ai ouvert la porte de la chambre, j’ai capté son regard de détresse, que j’ai rapidement compris en commençant l’interrogatoire.

En lisant son compte rendu, on pouvait apprendre qu’il avait un syndrome de Korsakoff (72 points compte triple au scrabble) qui se manifeste par des :

I/ Oublis à mesure : « Monsieur, vous avez compris pourquoi vous êtes ici ? – Grand dieu non ! Personne ne m’a jamais expliqué ! – Mais vous vous rendez bien compte que l’étudiant ici présent vient de passer un quart d’heure à parler de ça avec vous ?! »

II/ Fabulations : « Comment ça ça fait deux mois que je suis hospitalisé ? Puisque je vous dis que je me suis baladé dans le jardin du Palais Royal hier ! Vous voulez que je vous montre le ticket de caisse pour les ramens que j’ai mangé rue Saint Anne aussi ?? »

III/ Fausses reconnaissances : « Ah Bertrand ! Ca fait longtemps qu’on s’est pas fait une bouffe ! T’habites toujours à Montreuil ? » Non monsieur, ça c’est le chef de la salle…

Un vrai cas d’école, même dans les livres ce n’est pas aussi beau. Je me souviens d’avoir du apprendre la description de ce syndrome en première année de médecine, de la joie que j’avais à travailler de la sémiologie, même si je n’en comprenais pas la moitié, que c’était de la médecine, de la vraie, et non pas des choses ennuyeuses à savoir par coeur comme « Réaumur a étudié la digestion avant Spallanzani ». Je m’en souviens des années après et je ne sais toujours pas qui sont ces personnes !

Toujours est-il que le syndrome de Korsakoff est du à une carence en vitamine B1, que ce soit à cause d’un alcoolisme chronique ou d’une dénutrition profonde et de longue durée. Donc, le traitement, même si son efficacité est limitée, consiste à rééduquer la mémoire du patient, mais aussi à lui apporter la vitamine et les calories qui lui manquent. C’est pourquoi on trouve dans sa chambre une collection de compléments alimentaires aux goûts divers et variés : chocolat, caramel, pomme, fruits rouges… Enfin, ils ne sont pas censés s’entasser, ils sont censés être bus à raison de un par jour, mais voilà, monsieur C. oublie de les boire, oublie pourquoi ils sont là, et on ne peut pas vraiment lui reprocher puisque que c’est le principe de sa maladie.

Nous avons donc mis en place une stratégie : envoyer les externes le faire prendre un complément tous les jours pour être sûr qu’il soit correctement renutri. Ils sont trois dans ma salle, on fait un pow wow où je leur explique leur mission, qu’ils l’acceptent ou non car ils n’ont pas le choix. Ils ont tout bien compris et repartent vaquer à leurs occupations.

A la fin de la matinée, je leur demande :

« Alors, qui a fait prendre son complément à monsieur C ?

– Moi ! » ont-ils répondu en coeur.

Car oui, ils ne se sont pas concertés et sont tous allés, les uns après les autres, à petit coeur vaillant rien d’impossible, voir monsieur C et le faire prendre sa crème hypercalorique. Le pauvre homme avait déjà oublié en avoir pris une, puis deux quelques minutes auparavant et ne s’était pas plaint une seule fois.

C’est pourquoi maintenant, quand on lit nos transmissions, on peut voir :

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Vaut mieux trois tiens que un tu l’auras ?

Rhabille toi

En médecine, une des premières choses que l’on nous apprend est de déshabiller le patient pour l’ausculter de la tête au pied.

((début de la parenthèse)

Le vrai terme, celui que les soignants utilisent, c’est examiner mais j’ai remarqué que les non-initiés se servent constamment du mot ausculter.

« Vous allez m’ausculter docteur ? »

« On m’a ausculté. »

Mon préféré étant « après l’auscultation du gynécologue ». Cela me fait sourire, parce que l’auscultation est l’acte de poser le stéthoscope sur une partie du corps pour écouter à l’intérieur, les poumons, le coeur, le ventre. Alors j’essaye d’imaginer ce que pourrait faire un gynécologue avec stéthoscope et cela m’amuse.

Cela disant, j’aime la sonorité du mot ausculter. La douceur du au, la rondeur du s, le t pour conclure le tout. Examiner, cela fait tout de suite plus peur avec son x menaçant et rêche sous la langue, et son miner, comme si déjà aller chez le docteur n’était pas assez déprimant.

Alors maintenant, quand je parle aux patients, je n’examine plus, j’ausculte.

(fin de la parenthèse))

On nous rabâche donc, sur les bancs de l’université comme en stage, à dé-sha-bil-ler. Même quand on a la flemme, même quand le patient met un quart d’heure à enlever une manche, même quand il est trois heures du matin aux urgences, même quand il n’en a pas envie, surtout quand il n’en a pas envie.

On se doit d’être minutieux dans notre auscultation. Tout regarder. Les cheveux, la peau, les plaies, entre les plis, dessous, derrière, la couleur, l’aspect. Je ne sais pas pourquoi mais c’est une de mes parties préférées. J’ai toujours aimé regarder, contempler. Les grains de beauté font des constellations, les tâches de naissance une marque distinctive, les escarres… Je vous laisse chercher sur google (non ne le faites pas si vous êtes des non-soignants !)

Le patient est ainsi à nu, devant nous. En ce moment en hiver, il fait froid, donc en plus que ce soit un moment intimidant, c’est un moment désagréable physiquement, même s’il est nécessaire.

Maintenant, quand est-ce qu’on est tout nus dans la vie de tous les jours ? Quand on se lave, quand on s’habille, quand on s’aime, quand on se promène à poil devant sa baie vitrée. Mais sinon, dans la plupart de nos fonctions, nous sommes un minimum vêtus. Il est donc important d’ausculter le patient également habillé, si l’on veut constater par nous même une gêne donnée.

Ceci m’amène à l’histoire de ma patiente. Je vais l’appeler Josefina car je l’ai décidé ainsi et que de toute façon, vous n’avez pas le choix. Josefina a toujours le sourire, toujours un mot gentil pour le personnel. Enfin, plus le sourire que le mot car elle parle mal français. Elle est chez nous après un AVC (Accident Vasculaire Cérébral) et depuis, a du mal à se servir de son côté gauche. C’est compliqué, mais depuis quelques temps elle arrive à remarcher.

Nous décidons de la mettre à l’épreuve et de la faire marcher dans des conditions différentes pour l’évaluer (vitesse, longueur de pas), mais aussi regarder ce qu’on appelle le schéma de marche. Pourquoi Josefina ne marche-t-elle pas comme vous et moi ? Est-ce qu’elle plie bien la hanche, le genou ? Sait-elle relever le pied ?

Alors nous la testons. D’abord avec ses chaussures, puis sans. Quand on regarde les données, on n’y comprend rien. Josefina marche plus vite sans chaussure qu’avec, alors que d’habitude c’est toujours l’inverse. On se regarde. Peut-être n’avait-elle pas compris la consigne la première fois ? Mon chef se baisse pour regarder les chaussures. La semelle est bien régulière, pas d’aspérité. Elles sont neuves, à scratches pour plus de facilité, ont l’air confortables. Alors on se dit que c’est peut-être un mauvais jour et qu’il faut la réévaluer à un autre moment.

Je l’aide à remettre ses chaussures pour aller plus vite et quand je lui enfile sa basket, à l’inverse du Prince Charmant avec Cendrillon, je me rends compte que ce n’est pas chaussure à son pied. Son gros orteil arrive littéralement au milieu de la chaussure. Je la regarde, stupéfaite et je lui demande si c’est sa taille. Elle me sourit comme à son habitude, et on finit par comprendre que non. C’est. Trois. Tailles. Au. Dessus. Manque de moyen ? Manque d’attention de la famille ? De notre part ?

Toujours est-il que Josefina fait sa rééducation depuis plusieurs semaines avec des chaussures beaucoup trop grandes pour elle. Autant s’inscrire à l’école de clown directement cela ira plus vite.

Donc à l’université, on nous apprend à examiner et à déshabiller. Dans la vraie vie, on apprend à ausculter et à rhabiller. Et à prescrire de nouvelles chaussures à la taille du patient.