Découverte

Depuis que je suis petite, je suis passionnée de découverte, de nouveauté. J’ai toujours foncé tête baissée vers l’inconnu, quitte à faire les pires idioties. Je me souviens encore de la cuisante reprise de volée que je m’étais prise le jour où j’avais essayé de mesurer la température d’une ampoule à l’aide d’un thermomètre à mercure posé à même la surface chaude, que j’avais oublié là en attendant que la température monte… Un cri avait déchiré la maison quand ma mère a trouvé l’objet, à moitié fondu, prêt à exploser à tout moment. Scientifique dans l’âme oui, rigoureuse moins à l’âge de 9 ans.

Si j’ai voulu faire médecine, c’est parce que, lisant tout ce qui me tombait sous la main, je me suis un jour penchée sur une encyclopédie médicale. Cela m’a fascinée, plus que tout ce que j’avais pu lire jusqu’à présent. Je l’ai lue d’une traite, d’un bout à l’autre, et une fois que je l’ai refermée l’idée de ne pas posséder ce savoir un jour dans ma vie me paraissait tout simplement insupportable. A ce moment, j’ai décidé de quitter ma carrière prometteuse de libraire/mangaka (on ne se moque pas) pour devenir médecin. A lire en lettres d’or, le mot médecin, bien entendu.

Durant mes études, m’étant fait un peu bringuebalée par la vie, j’ai perdu goût à cette soif de découverte. J’avais peur, comme un petit animal blessé qui n’osait plus sortir de sa tanière. La routine me rassurait, me confortait, et je me suis installée dedans. Je me complaisais même, aussi dur ce mot soit-il. Il fallait prendre rendez-vous avec moi des semaines à l’avance, ne pas me brusquer, aucune surprise. J’étais tellement prise par ma douleur, par ma peur de l’avenir, de l’incertitude qui entourait mon handicap que je voulais maîtriser toutes les autres composantes de ma vie, les régler comme du papier à musique. Je me sentais bien. J’étais confortable.

Et puis je suis arrivée dans ce stage, dans ce septmestre. Dans un sale état. Encore une fois, je m’étais pris un uppercut de mon propre corps. J’étais à bout physiquement, mais aussi moralement. Je n’avais plus envie de voir de patients, de venir travailler. J’étais dégoûtée de moi, de ma vie. Je crois bien qu’à ce moment là, ça ne m’aurait pas dérangé de ne juste pas me réveiller un matin. Et on m’a prise par la main, doucement mais sûrement. On m’a montrée tout ce qui était possible, que j’avais oublié. J’avais oublié ma passion pour l’autre, pour la médecine. Je ne supportais plus de me voir dans un miroir, je ne supportais plus le contact de ma peau contre ma peau, et c’est au final toucher les autres qui m’a aidée à m’aimer de nouveau.

Non seulement, j’ai redécouvert cet amour là, mais j’en ai découvert un nouveau. En fait, je l’ai déterré de mon enfance, j’ai arraché le thermomètre de cette ampoule. J’allais dire par hasard, mais ce n’était pas vraiment du hasard, j’ai participé à l’élaboration d’un protocole d’étude sur les patients, de A à Z. A l’écriture du projet, à la calibration de tous les paramètres, au recueil de données, à la réalisation des statistiques, et enfin à l’écriture de l’article correspondant. Et j’ai a d o r é. C’était grisant. Je suis passée en quelques mois de celle qui ne voulait plus se réveiller à celle qui se levait spontanément à 6h pour venir travailler plus tôt. J’ai commencé à faire plein de choses en même temps, des choses spontanées, à prévoir des choses à la dernière minute. A profiter tout simplement. Vous allez probablement trouver cela bête, qu’un travail puisse ramener quelqu’un à la vie comme cela, mais c’est comme ci on m’avait mis un coup de défibrillateur et que je m’étais soulevée de la table, comme dans les films. Je me suis rendue compte que je ne pouvais pas rester dans cet espèce d’état léthargique dans lequel j’étais plongée plus ou moins consciemment depuis des mois, oserais-je dire, des années ?

Depuis, j’ai changé de service, mais je continue à travailler sur l’étude de mon ancien lieu de travail. J’ai également commencé à en travailler sur une nouvelle, puis une deuxième et une troisième. C’est un sentiment grisant, que de participer à quelque chose, de se sentir utile, de contribuer à la science. A la découverte. La moi enfant trépigne d’impatience de voir comment les choses vont se passer. Peut-être qu’un jour je vous raconterai la fois où j’ai failli mettre le feu à mon école après avoir lu un Science et Vie Junior.

Love the patient more than you hate the disease

Avant de faire partie de tout ça, de faire partie de l’hôpital en tant que soignant, j’avais toujours pensé que les médecins s’en foutaient un peu au final, des malades. Pas au sens où ils n’en auraient carrément rien à branler pour parler franchement, plutôt au sens où je les voyais comme des mécaniciens, qui réparaient voitures, horloges, mécanismes les uns après les autres et les rendaient comme neuf ou presque à leurs propriétaires. Hop hop hop, un coup d’Imurel, une pincée de Pravastatine et vous revenez dans 2000 kilomètres ! Youpi, un nouveau mécanisme ! Et cetera.

Dans ma tête ça donnait un peu ça :

Médecin 1 : bon, pour le type de la chambre 8, on lui fait quoi ?
Infirmier: il va mieux, aucun effet secondaire de la cure. Constantes nickel chrome.
Médecin 2 : ok, on le renvoie chez lui. Et pour la chambre 9 ?

‘fin vous voyez un peu le principe. Mais en fait, ça ressemble plutôt à ça :

Interne : bon, pour madame C., elle ne veut pas rentrer chez elle, elle a trop de choses à faire pour s’occuper de son mari là bas, elle a besoin de souffler encore un peu.
Externe : oui, j’ai vu sa fille qui dit qu’elle peut s’occuper un peu du mari.
Senior : d’accord, on la garde encore deux jours, puis on lui fait un arrêt maladie et on appelle l’assistante sociale pour qu’on puisse mettre en place des aides à domicile pour monsieur C.
Infirmière : ok. Et pour monsieur Y ?

Ca peut vous sembler con, mais je ne voyais pas, comment possiblement on pouvait retenir le nom de tout le monde. Non seulement les soignants retiennent les noms de l’intégralité des patients du service, mais en plus les noms de ceux dont ils se sont occupés auparavant. Parfois, si vous mentionnez quelqu’un ils vous regarderont d’un air interrogatif, mais si vous donnez un détail physique, ou bien un détail de son histoire ils vous répondront les yeux pétillants « Madame X ouiiii bien sûr c’est celle qui… » et de vous détailler sa vie en entier. En. Entier.

Un patient, ça ne s’oublie pas. Je ne pensais pas ça possible mais c’est le cas. Les patients ne sont pas des numéros de chambre, ce sont des personnes.
(sauf peut être la fois où on a eu une dame qui s’appelait Madame six, à qui on avait attribué la chambre 8 et tout le monde se plantait entre la chambre et le nom de la dame (les numéros ont été changés))
On les appelle par leur nom, jamais par leur chambre. On parle de tel monsieur, de telle dame, jamais de tel numéro de chambre. Et voilà, moi qui me pensait incapable de retenir aucun nom, je les connais tous.

Autre préjugé : le temps accordé à penser à la situation de chaque patient. Untel est guéri ? Il retourne chez lui hein, bisou et on espère pas à la prochaine ! Mais en fait on passe un temps infini à se prendre la tête pour que ça marche. Pour que madame C. puisse souffler un peu et que monsieur C. ait les soins dont il a besoin. Pour que chacun soit entendu, même les proches. On ne fait pas que prendre en charge un patient, on prend également en charge son entourage (sauf peut-être si l’entourage veut du mal au patient, ce qui peut arriver, dans ce cas on le protège et on les envoie se faire foutre, na). On prend en charge tout ce qui n’est pas remboursé par la sécu : la peur l’angoisse la joie la vie la mort. Nous ne sommes pas là que pour guérir. Nous sommes là pour nos patients, qu’ils guérissent ou non. Nous sommes là pour le meilleur et pour le pire. Nous sommes là pour nous occuper de lui tel qu’il est, même si c’est un sale con qui vous crache dessus parce qu’il est dément ou tout simplement détestable.

Ce qui m’avait aussi choquée en rédigeant des observ’, c’est le peu de détails qu’on y met. Quand je vois un patient, je vois une personne. Je vois celui qui a une cicatrice sur le coude gauche parce qu’il avait un peu trop bu avant d’aller faire du ski dans sa jeunesse. Je vois ses charentaises, dans lesquelles ils glissent ses petits petons qui le portent à peine désormais, tellement ses orteils ne sentent plus rien. Je me perds au fond de ses vieux yeux bleus, troubles à cause de l’énorme cataracte bilatérale. Je passe une heure assise à écouter ses histoires de stewart qui me passionnent, comment il a pris le petit déjeuner dans des décors magnifiques et comment un ami à lui a été retenu en otage pendant deux mois et demi lors de la guerre du Golfe. Mais mon observation dans le dossier ressemble plus à :

 » ATCD : fracture de l’humérus, MdV : retraité, ex stewart, HDM : paresthésies bilatérales et symétriques des pieds depuis une semaine, Examen clinique : cataracte bilatérale »

Qu’à :

« ATCD : fracture de l’humérus due à une beuverie étudiante, MdV : retraité, ex stewart avec plein d’extraordinaire qui connait plus la géographie que votre prof de terminale et qui peut vous parler des USA pendant des heures, HDM : jolis chaussons malgré des difficultés à marcher depuis une semaine, Examen clinique : j’ai jamais vu des yeux pareils sinon cataracte »

Et pourtant, à mon sens, ce sont tous ces petits détails qui font que vous soignez une personne et pas un numéro. Ce n’est pas un monsieur de plus, c’est monsieur W. Monsieur W. est unique, comme monsieur V. qui occupait le même lit de la même chambre du même service du même hôpital juste avant. Les dossiers écrits passent sous silence tellement de détails qui font la beauté de la vie que c’en est frustrant. Je suis frustrée, même si effectivement, si on devait chercher les « vraies » informations (sous entendu : les informations médicales importantes pour la prise en charge du patient) parmi tout ce qui est « inutile », bah il aurait le temps de mourir trois fois ou presque. Genre allergie à la pénicilline, ça peut être important.

C’est notre langage à nous, pour nous comprendre rapidement et ne pas perdre de temps. Mais si vous parliez de monsieur W. à une personne qui l’a soigné, alors vous n’auriez pas la version courte. Vous auriez la version dimanche à Bamako, prise d’otage, alcool, sexe et rock’n roll. Vous pourriez même parfois avoir le prénom du petit fils. Ces détails ne sont pas gravés dans le dossier, mais ils sont tout aussi importants, et nous ne les oublions pas.

Un jour je feuilletais le carnet de mon co-externe, où il note tout ce qu’il doit faire, des détails qu’il veut retenir. Sur la dernière page il avait marqué « Love the patient more than you hate the disease ». On s’est regardé, on s’est sourit. Nous n’avions pas besoin de mots pour savoir que nous ressentions la même chose.

TC

Hier, j’étais de garde. Pas n’importe quelle garde, j’étais en grande garde de neurochirurgie. Ça fait beau dit comme ça hein ? Concrètement, c’est 24 heures où tous les possibles urgences neurologiques nécessitant une intervention arrivent dans votre hôpital, et tout le monde doit être sur le pied de guerre pour les gérer, décider qui nécessite d’être opéré, qui nécessite d’être transféré vers un autre service approprié, ou mieux, renvoyé chez lui. Ce sont 24 heures intenses, où l’on prend des appels, où l’on décide ou non de rapatrier les patients vers nous (on doit juger au téléphone de l’urgence de la situation), avant de s’occuper au cas par cas des arrivants.

En tant qu’externe, on fait l’observation de tous les entrants, c’est-à-dire qu’on l’interroge (si l’interrogatoire est possible), on lui fait raconter son histoire, celle de son trauma mais aussi tout ce qui a pu se passer avant dans sa vie qui nous aiderait, puis on fait son examen clinique. On teste ses réflexes, ses muscles, on essaye de localiser et de quantifier les différentes anomalies qu’il peut y avoir. Si le patient ressent des décharges électriques ou des brûlures, ce n’est pas du tout la même chose même si cela peut vous sembler banal et cela nous aide beaucoup à orienter le diagnostic. On rapporte les observations à l’interne ou au senior, et si jamais ils décident d’opérer on les accompagne soit pour regarder, soit s’ils sont de bonne humeur pour participer (rassurez vous on ne coupe pas des bouts de cerveau tout seuls hein, personnellement j’ai eu le droit de poser des agrafes pour refermer une incision !)

Sur un grand tableau sont consignés tous les appels, avec le nom du patient, son âge, l’heure de l’appel, son heure d’arrivée s’il vient, sa provenance, la raison de l’appel et enfin la décision prise suite à l’appel. Une patiente arrive, je regarde le tableau ce qui la concerne « Madame F., 50 ans, TC ? ». Un trauma crânien donc.

Je vais la voir, elle pète la forme madame F. Je l’interroge donc. Elle s’est évanouie hier et ne sait pas pourquoi, elle s’est réveillée dans l’ambulance. Elle va bien, elle est souriante, on accroche bien. Pendant que je teste ses muscles un à un (elle avait plus de force que moi j’ai failli passer par dessus le brancard) elle me raconte sa vie, ses enfants, ses petits enfants, son travail, son mari, ses hobbies. Tout va bien pour elle, tant mentalement que physiquement. Elle est simplement diabétique, on vient de réajuster son traitement, je me dis que cela devait être un malaise hypoglycémique.

On l’envoie au scanner, comme ça on voit si elle ne s’est rien fait à la tête en tombant. Elle revient, on se fait des sourires quand je passe devant elle. Ses résultats reviennent. Ils lui ont fait un scanner avec injection. Je ne comprends pas pourquoi, pour les traumas crâniens normalement on fait des scanners sans injection. Les scanners avec injection c’est pour les tum… J’ouvre le dossier et je comprends. TC, pour Tumeur Cérébrale, pas pour Trauma Crânien. Cette énorme « TC » qui prend le contraste, qui prend presque la moitié d’un hémisphère, qui prend la tête, qui prend la vie. TC ? Oui, TC.

Ça me donne la nausée. Elle va tellement bien madame F., c’est pas possible, c’est une erreur. C’est pas son scanner c’est celui de quelqu’un d’autre. Elle va tellement, tellement, tellement bien. Et sa tumeur est tellement, tellement, tellement grosse. Ce n’était pas un malaise hypoglycémique, c’était une crise d’épilepsie. Ce n’était pas un surdosage, c’était un cancer.

Voilà, les résultats sont là, et je dois retourner dans la salle m’occuper d’autres patients. Je dois passer devant elle et faire comme si de rien n’était car ce n’est pas à moi de lui annoncer. Ce sont les médecins qui vont le faire, correctement, en privé. En attendant, on ne dit rien. On lui doit ça, qu’elle l’apprenne dans de bonnes circonstances.

Je suis dans le bureau en train d’attendre le prochain appel quand elle passe devant moi pour monter dans une chambre seule. Elle me dit au revoir, je lui dis au revoir. D’ici une heure, sa vie va changer, on va lui enlever son innocence. Elle est venue pour un simple évanouissement et va repartir avec un cancer qui la tuera probablement. J’ai envie de hurler tellement c’est horrible, tellement c’est injuste. Je déteste mon impuissance. Je déteste être obligée de regarder sans rien faire. Je veux guérir, pas subir. C’est horrible de devoir rester les bras croisés en attendant que ça se passe. J’espère que madame F. trouvera la paix. Que cela soit grâce à la chirurgie et à la chimio, ou grâce aux soins palliatifs. Je vous dis « merde », madame F, et bonne route.